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Raoul Vaneigem - Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations

2 Février 2011 , Rédigé par Christian Adam

Raoul Vaneigem - Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations

« Les gens offrent, dans les transports en commun qui les jettent les uns contre les autres avec une indifférence statisticienne, une expression insoutenable de déception, de hauteur et de mépris, comme l’effet naturel de la mort sur une bouche sans dents. L’ambiance de la fausse communication fait de chacun le policier de ses propres rencontres. L’instinct de fuite et d’agression suit à la trace les chevaliers du salariat, qui n’ont plus, pour assurer leurs pitoyables errances, que le métro et les trains de banlieue. Si les hommes se transforment en scorpions qui se piquent eux-mêmes et les uns les autres, n’est-ce pas en somme parce qu’il ne s’est rien passé et que les humains aux yeux vides et au cerveau flasque sont devenus «mystérieusement» des ombres d’hommes, des fantômes d’hommes, et, jusqu’à un certain point, ne sont plus des hommes que de nom ? » (49)

« “C’est la vie”, “on ne changera pas l’homme”, “ça va comme ça va”, “il faut se faire une raison”, “ce n’est pas drôle tous les jours”... Ce lamento dont la trame unifie les conversations les plus diverses a si bien perverti la sensibilité qu’il passe pour la tournure la plus commune des dispositions humaines. Là où il n’est pas accepté, le désespoir tend le plus souvent à n’être plus perceptible. La joie absente depuis deux siècles de la musique européenne semble n’inquiéter personne, c’est tout dire. Consommer, consumer : la cendre est devenue norme du feu. » (56-57)

« J’ai le sentiment parfois d’une telle souffrance diffuse, éparse en moi, qu’il m’arrive de regarder comme un soulagement le malheur occasionnel qui la concrétise, la justifie, lui offre un exutoire licite. Rien ne me dissuadera de cette conviction : ma tristesse éprouvée lors d’une rupture, d’un échec, d’un deuil, ne m’atteint pas de l’extérieur comme une flèche mais sourd de moi telle une source qu’un glissement de terrain vient de libérer. Il y a des blessures qui permettent à l’esprit de pousser un cri longtemps contenu. Le désespoir ne lâche jamais sa proie ; c’est seulement la proie qui voit le désespoir dans la fin d’un amour ou la mort d’un enfant, là où il n’y a que son ombre portée. Le deuil est un prétexte, une façon commode d’éjaculer le néant à petits coups. Les pleurs, les cris, les hurlements de l’enfance restent emprisonnés dans le cœur des hommes. À jamais ? En toi aussi le vide ne cesse de gagner. » (61)

« Les régimes plaisamment baptisés « démocratiques » ne font qu’humaniser la castration : provoquer le vieillissement précoce paraît à première vue moins féodal que la technique du couteau et de la ligature. À première vue seulement, car sitôt qu’un esprit lucide a compris que par l’esprit venait désormais l’impuissance, on peut allégrement déclarer que la partie est perdue ! » (65)

« L’amour du travail bien fait et le goût de la promotion dans le travail sont aujourd’hui la marque indélébile de la veulerie et de la soumission la plus stupide.» (71)

« Où le pouvoir échoue à paralyser par les contraintes, il paralyse par suggestion : en imposant à chacun des béquilles dont il s’assure le contrôle et la propriété. » (110)

« Parce qu’ils se situent sur une ligne unique, tous les gestes, tous les instants prennent une égale importance. C’est cela le prosaïsme. Le règne du quantitatif est le règne du pareil au même. Les parcelles absolutisées ne sont-elles pas interchangeables ? Dissociés les uns des autres - et donc séparés de l’homme lui-même - les instants de la survie se suivent et se ressemblent, comme se suivent et se ressemblent les attitudes spécialisées qui leur répondent, les rôles. On fait l’amour comme on fait de la moto. Chaque instant a son stéréotype, et les fragments de temps emportent les fragments d’hommes vers un incorrigible passé. » (119)

« Quel est ce détour par où, me poursuivant, j’achève de me perdre ? Quel écran me sépare de moi sous couvert de me protéger ? Et comment me retrouver dans cet émiettement qui me compose ? J’avance vers je ne sais quelle incertitude de me saisir jamais. Tout se passe comme si mes pas me précédaient, comme si pensées et affects épousaient les contours d’un paysage mental qu’ils imaginent créer, qui les modèle en fait. Une force absurde – d’autant plus absurde qu’elle inscrit dans la rationalité du monde et paraît incontestable - me contraint de sauter sans relâche pour atteindre un sol que mes pieds n’ont jamais quitté. Et par ce bond inutile vers moi, mon présent m’est volé ; je vis le plus souvent en décalage avec ce que je suis, au rythme du temps mort. » (121)

« Le sens commun a fait siennes des allégations comme : « Les chefs sont toujours nécessaires », « Ôtez l’autorité, vous précipitez l’humanité dans la barbarie et le chaos » et tutti quanti. La coutume, il est vrai, a si bien mutilé l’homme, qu’il croit, se mutilant, obéir à la loi naturelle. Peut-être est-ce l’oubli de sa propre perte qui l’accroche le mieux au pilori de la soumission. Quoi qu’il en soit, il entre bien dans la mentalité d’un esclave d’associer le pouvoir à la seule forme de vie possible, à la survie.» (125)

« ... le langage s’empare du vécu, l’emprisonne, le vide de sa substance, l’abstrait. Et les catégories sont prêtes, condamnant à l’incompréhension, au non-sens, ce qui n’entre pas dans leurs schèmes, appelant à l’existence-dans-le-pouvoir ce qui gît dans le néant, ce qui n’a pas encore sa place au sein de l’Ordre. La répétition des signes reconnus fonde l’idéologie.» (131)

« Savoir-vivre, c’est savoir ne pas reculer d’un pouce dans sa lutte contre le renoncement.» (132)

« À tel point qu’il existe chez certains un véritable réflexe de soumission, une peur irraisonnée de la liberté, un masochisme partout présent dans la vie quotidienne. Avec quelle amère facilité on abandonne un désir, une passion, la part essentielle de soi. Avec quelle passivité, quelle inertie on accepte de vivre pour quelque chose, d’agir pour quelque chose, tandis que le mot « chose » l’emporte partout de son poids mort. Parce qu’il n’est pas facile d’être soi, on abdique allégrement ; au premier prétexte venu, l’amour des enfants, de la lecture, des artichauts. Le désir du remède s’efface sous la généralité abstraite du mal.» (144)

« Aucun problème ne vaut pour moi celui qui pose à longueur de journée la difficulté d’inventer une passion, d’accomplir un désir, de construire un rêve comme il s’en construit dans mon esprit, la nuit. Mes gestes inachevés me hantent et non pas l’avenir de la race humaine, ni l’état du monde en l’an 2000, ni le futur conditionnel, ni les ratons laveurs de l’abstrait. Si j’écris, ce n’est pas, comme on dit, « pour les autres », ni pour m’exorciser de leurs fantômes ! Je noue les mots bout à bout pour sortir du puits de l’isolement, d’où il faudra bien que les autres me tirent. J’écris par impatience et avec impatience. Pour vivre sans temps mort. Des autres, je ne veux rien savoir qui ne me concerne d’abord. Il faut qu’ils se sauvent de moi comme je me sauve d’eux.» (145)

« Or un simple coup d’œil sur les mouvements de réformation sociale suffit pour s’en convaincre : ils n’ont jamais revendiqué qu’un assainissement de l’échange et du sacrifice, mettant leur point d’honneur à humaniser l’inhumain et à le rendre séduisant. Chaque fois que l’esclave rend son esclavage supportable, il vole au secours du maître.» (145)

« À travers la technique encore rudimentaire de l’image, l’individu apprend à modeler ses attitudes existentielles sur les portraits-robots que la psychosociologie moderne trace de lui. Il entre dans les schémas du pouvoir à la faveur même de ses tics et de ses manies. La misère de la vie quotidienne atteint son comble en se mettant en scène. De même que la passivité du consommateur est une passivité active, de même, la passivité du spectateur est sa fonction d’assimiler des rôles pour les tenir ensuite selon les normes officielles. Les images répétées, les stéréotypes offrent une série de modèles où chacun est invité à se tailler un rôle. » (167)

« Voici un homme de trente-cinq ans. Chaque matin, il prend sa voiture, entre au bureau, classe des fiches, déjeune en ville, joue au poker, reclasse des fiches, quitte le travail, boit deux Ricard, rentre chez lui, retrouve sa femme, embrasse ses enfants, mange un steak sur un fond de T.V., se couche, fait l’amour, s’endort. Qui réduit la vie d’un homme à cette pitoyable suite de clichés ? Un journaliste, un policier, un enquêteur, un romancier populiste ? Pas le moins du monde. C’est lui-même, c’est l’homme dont je parle qui s’efforce de décomposer sa journée en une suite de poses choisies plus ou moins inconsciemment parmi la gamme des stéréotypes dominants. Entraîné à corps et conscience perdus dans une séduction d’images successives, il se détourne du plaisir authentique pour gagner, par une ascèse passionnellement injustifiable, une joie frelatée, trop démonstrative pour n’être pas de façade. Les rôles assumés l’un après l’autre lui procurent un chatouillement de satisfaction quand il réussit à les modeler fidèlement sur les stéréotypes. La satisfaction du rôle bien rempli, il la tire de sa véhémence à s’éloigner de soi, à se nier, à se sacrifier.» (173)

« Restent les irrécupérables, ceux qui refusent les rôles, ceux qui élaborent la théorie et la pratique de ce refus. C’est sans conteste de l’inadaptation à la société du spectacle que viendra une nouvelle poésie du vécu, une réinvention de la vie. Vivre intensément est-ce autre chose que détourner le cours du temps, perdu dans l’apparence ? Et la vie n’est-elle pas dans ses moments les plus heureux un présent dilaté qui refuse le temps accéléré du pouvoir, le temps qui s’écoule en ruisseaux d’années vides, le temps du vieillissement ? » (175)

« Plus on a de choses et de rôles, plus on est ; ainsi en décide l’organisation de l’apparence [..] Ainsi le vécu offre-t-il toujours la matière première du contrat social, il paie le droit d’entrée [..] Et plus l’illusion l’emporte, plus la vie quotidienne s’appauvrit [..] On vit son rôle mieux que sa propre vie [..] il colle à la peau [..] appauvrissant l’expérience vécue, il la protège contre la révélation de son insupportable misère [..] De même que nous sommes condamnés à la survie, nous sommes condamnés à faire “bonne figure” dans l’inauthentique. L’armure empêche la liberté des gestes et amortit les chocs.» (180-181)

« La société de consommation mène au vieillissement précoce ; n’a-t-elle pas trouvé sous l’étiquette teen-ager un groupe nouveau à convertir en consommateurs ? Celui qui consomme se consume en inauthentique ; il nourrit le paraître au profit du spectacle et aux dépens de la vraie vie. Il meurt où il s’accroche parce qu’il s’accroche à des choses mortes ; à des marchandises, à des rôles. » (201)

« On voit, dans cet univers en expansion de la technique et du confort, les êtres se replier sur eux-mêmes, se racornir, vivre petitement, mourir pour des détails. Le cauchemar offre à la promesse d’une liberté totale un mètre cube d’autonomie individuelle, rigoureusement contrôlée par les voisins. Un espace-temps de la mesquinerie et de la pensée basse. » (207)

« C’est l’inertie qui tue le plus sûrement, inertie de ceux qui choisissent le gâtisme à dix-huit ans, se plongent huit heures par jour dans un travail abrutissant, se nourrissent d’idéologies. » (210)

« Et la contestation parcellaire, le refus partiel, la revendication en miettes, est précisément ce qui interdit le dépassement. La pire inhumanité n’est jamais qu’une volonté d’émancipation cédant aux compromis et se fossilisant sous la couche de ses renoncements successifs.» (216)

« Il n’est personne, si aliéné soit-il, qui ne possède et ne se reconnaisse une part irréductible de créativité, une camera obscura protégée contre toute intrusion du mensonge et des contraintes. Le jour où l’organisation sociale étendrait son contrôle sur cette part de l’homme, elle ne régnerait plus que sur des robots ou des cadavres.» (247)

« La poésie est ailleurs, dans les faits, dans l’événement que l’on crée. La poésie des faits, qui a été de tout temps traitée marginalement, réintègre aujourd’hui le centre de tous les intérêts, la vie quotidienne qu’à vrai dire elle n’a jamais quittée. La vraie poésie se moque de la poésie [..] La poésie est toujours quelque part. Vient-elle à déserter les arts, on voit mieux qu’elle réside avant tout dans les gestes, dans un style de vie, dans une recherche de ce style. Partout réprimée, cette poésie-là fleurit partout. Brutalement refoulée, elle reparaît dans la violence. Elle consacre les émeutes, épouse la révolte, anime les grandes fêtes sociales avant que les bureaucrates l’assignent à résidence dans la culture hagiographique. » (261)

« Éviter que le vieil ordre des choses ne s’effondre sur la tête de ses démolisseurs. L’avalanche du consommable risque de nous entraîner vers la chute finale, si nul ne veille à ménager des abris collectifs contre le conditionnement, le spectacle, l’organisation hiérarchique ; des abris d’où partiront les futures offensives. Les microsociétés actuellement en gestation vont réaliser le projet des maîtres anciens en le libérant de sa gangue hiérarchique.» (276)

« L’écœurement qui naît d’un monde dépossédé de son authenticité ranime le désir insatiable de contacts humains. Quel heureux hasard que l’amour ! Parfois il m’arrive de penser qu’il n’existe pas d’autre réalité immédiate, pas d’autre humanité tangible que la caresse d’une chair féminine, douceur de la peau, tiédeur du sexe. Qu’il n’existe rien d’autre, mais ce rien s’ouvre sur une totalité qu’une vie éternelle ne tarirait pas. » (323)

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