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Frédéric Beigbeder - 99 francs

11 Juin 2017 , Rédigé par Christian Adam

« Le silence aussi était en voie de disparition. On ne pouvait pas fuir les radios, les télés allumées, les spots criards qui bientôt s’infiltreraient jusque dans vos conversations téléphoniques privées. C’était un nouveau forfait proposé par Bouygues Telecom : le téléphone gratuit en échange de coupures publicitaires toutes les 100 secondes. Imaginez : le téléphone sonne, un policier vous apprend la mort de votre enfant dans un accident de voiture, vous fondez en larmes et au bout du fil, une voix chante “Avec Carrefour je positive”. La musique d’ascenseur était partout, pas seulement dans les ascenseurs. La sonnerie des portables stridulait dans le TGV, dans les restaurants, dans les églises et même les monastères bénédictins résistaient mal à la cacophonie ambiante. (Je le sais : j’ai vérifié.) Selon l’étude mentionnée plus haut, l’Occidental moyen était soumis à 4000 messages commerciaux par jour. L’homme était entré dans la caverne de Platon. Le philosophe grec avait imaginé les hommes enchaînés dans une caverne, contemplant les ombres de la réalité sur les murs de leur cachot. La caverne de Platon existait désormais : simplement elle se nommait télévision. Sur notre écran cathodique, nous pouvions contempler une réalité « Canada Dry » : ça ressemblait à la réalité, ça avait la couleur de la réalité, mais ce n’était pas la réalité. On avait remplacé le Logos par des logos projetés sur les parois humides de notre grotte. Il avait fallu deux mille ans pour en arriver là. » (64)

 

« Passé 30 ans, tout le monde se blinde : après quelques chagrins d’amour, les femmes fuient le danger, elles sortent avec de vieux cons rassurants ; les hommes ne veulent plus aimer, ils se tapent des lolitas ou des putains ; chacun s’est couvert d’une carapace ; on ne veut plus jamais être ridicule ni malheureux. Tu regrettes l’âge où l’amour ne faisait pas mal. A 16 ans tu sortais avec des filles et les larguais ou elles te quittaient sans gravité, en deux minutes c’était réglé. Pourquoi, plus tard, tout est-il devenu si important ? Logiquement, ce devrait être l’inverse : drames à l’adolescence, légèreté à la trentaine. Mais ce n’est pas le cas. Plus on vieillit, plus on est douillet. On est trop sérieux quand on a 33 ans. » (76)

 

« Le règne de la marchandise suppose qu’on en vende : ton boulot consiste à convaincre les consommateurs de choisir le produit qui s’usera le plus vite. Les industriels appellent cela « programmer l’obsolescence ». Tu seras prié de fermer les yeux et de garder tes états d’âme par-devers toi. Oui, comme Maurice Papon, tu pourras toujours te défendre en clamant que tu ne savais pas, ou que tu ne pouvais pas faire autrement, ou que tu as essayé de ralentir le processus, ou que tu n’étais pas obligé d’être un héros... Reste que chaque jour, pendant dix ans, tu n’as pas bronché. Sans toi les choses auraient peut-être pu se passer autrement. On aurait sans doute pu imaginer un monde sans affiches omniprésentes, des villages sans enseignes Kienlaidissentout, des coins de rue sans fast-foods, et des gens dans ces rues. Des gens qui se parlent. La vie n’était pas obligée d’être organisée ainsi. Tu n’as pas voulu tout ce malheur artificiel. Tu n’as pas fabriqué toutes ces autos immobiles (2,5 milliards de bagnoles sur Terre en 2050). Mais tu n’as rien fait pour redécorer le monde. L’un des dix commandements de la Bible dit : « Tu ne feras point d’image taillée ni de représentation... et tu ne te prosterneras pas devant elles. » Tu es donc, comme le monde entier, pris en flagrant délit de péché mortel. Et la punition divine, on la connaît : c’est l’Enfer dans lequel tu vis.» (80)

 

« Il faut reconnaître que ce qui se passe à la surface de cette planète n’est pas très important à l’échelle de l’univers. Ce qui est écrit par un terrien sera juste lu par un autre terrien. Il est probable que les galaxies s’en foutent de savoir que le chiffre d’affaires de Microsoft équivaut au PNB de la Belgique et que la fortune personnelle de Bill Gates est évaluée à 100 milliards de dollars. Tu travailles, tu t’attaches à des êtres, tu aimes quelques endroits, tu t’agites sur un caillou qui tourne dans le noir. Tu pourrais rabattre tes prétentions. T’es-tu rendu compte que tu n’étais qu’un microbe ? Y a-t-il un Baygon contre un insecte nuisible comme toi ? » (87-88)

 

« Avez-vous déjà songé que tous les gens que vous voyez, tous les cons que vous croisez dans leur bagnole, toutes ces personnes, absolument toutes, vont mourir, sans exception ? Lui, là-bas, au volant de son Audi Quattro ? Et elle, la quadragénaire survoltée qui vient de nous doubler en Mini Austin ? Et tous les habitants de ces immeubles planqués derrière des murs antibruit inefficaces ? Avez-vous seulement imaginé le monceau de cadavres empilés que cela représente ? Depuis que la planète existe, 80 milliards d’êtres humains y ont séjourné. Gardez cette image à l’esprit. Nous marchons sur 80 milliards de morts. Avez-vous visualisé que tous ces sursitaires forment un gigantesque charnier futur, un paquet de corps puants à venir ? La vie est un génocide. » (136)

 

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