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Georges Perec - Un homme qui dort

29 Juin 2015 , Rédigé par Christian Adam

Georges Perec - Un homme qui dort

« Quelque chose se cassait, quelque chose s’est cassé. Tu ne te sens plus - comment dire ? – soutenu : quelque chose qui, te semblait-il, te semble-t-il, t’a jusqu’alors réconforté, t’a tenu chaud au cœur, le sentiment de ton existence, de ton importance presque, l’impression d’adhérer, de baigner dans le monde, se met à te faire défaut. Tu n’es pourtant pas de ceux qui passent leurs heures de veille à se demander s’ils existent, et pourquoi, d’où ils viennent, ce qu’ils sont, où ils vont. Tu ne t’es jamais sérieusement interrogé sur la priorité de l’œuf ou de la poule. Les inquiétudes métaphysiques n’ont pas notablement buriné les traits de ton noble visage. Mais, rien ne reste de cette trajectoire en flèche, de ce mouvement en avant où tu as été, de tout temps, invité à reconnaître ta vie, c’est-à-dire son sens, sa vérité, sa tension : un passé riche d’expériences fécondes, de leçons bien retenues, de radieux souvenirs d’enfance, d’éclatants bonheurs champêtres, de vivifiants vents du large, un présent dense, compact, ramassé comme un ressort, un avenir généreux, verdoyant, aéré. Ton passé, ton présent, ton avenir se confondent : ce sont la seule lourdeur de tes membres, ta migraine insidieuse, ta lassitude, la chaleur, l’amertume et la tiédeur du Nescafé. » (22-23)

« Tu as voyagé et tu n’as rien rapporté de tes voyages. Tu es assis et tu ne veux qu’attendre, attendre seulement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre : que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent. » (25)

« Cette chaudière, cette fournaise, ce gril qu’est la vie, ces milliards de sommations, d’incitations, de mises en garde, d’exaltations, de désespoirs, ce bain de contraintes qui n’en finit jamais, cette éternelle machine à produire, à broyer, à engloutir, à triompher des embûches, à recommencer encore et sans cesse, cette douce terreur qui veut régir chaque jour, chaque heure de ta mince existence ! » (43)

« Tu n’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n’as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sièges sont là et attendent leur tour. » (43)

« Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre. Traîner, dormir. Te laisser porter par les foules, par les rues, suivre les caniveaux, les grilles, l’eau le long des berges, longer les quais, raser les murs. Perdre ton temps. Sortir de tout projet, de toute impatience. Être sans désir, sans dépit, sans révolte. Ce sera devant toi, au fil du temps, une vie immobile, sans crise, sans désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute après minute, heure après heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer qui n’aura jamais de fin : ta vie végétale, ta vie annulée. » (52)

« Tu ne sais rien des lois qui font se rassembler ces gens qui ne se connaissent pas, que tu ne connais pas, dans cette rue où tu viens pour la première fois de ta vie, et où tu n’as rien à faire, sinon regarder cette foule qui va et vient, se précipite, s’arrête : ces pieds sur les trottoirs, ces roues sur les chaussées, que font-ils tous ? Où vont-ils tous ? Qui les appelle ? Qui les fait revenir ? Quelle force ou quel mystère les fait poser alternativement le pied droit puis le pied gauche sur le trottoir avec, d’ailleurs, une coordination qui saurait difficilement être plus efficace ? Des milliers d’actions inutiles se rassemblent au même instant dans le champ trop étroit de ton regard presque neutre. » (58)

« L'indifférence n’a ni commencement ni fin : c’est un état immuable, un poids, une inertie que rien ne saurait ébranler. Des messages du monde extérieur parviennent encore sans doute à tes centres nerveux, mais nulle réponse globale, qui mettrait en jeu la totalité de l’organisme, ne semble pouvoir s’élaborer. Seuls demeurent des réflexes élémentaires… » (90)

« Vie sans surprise. Tu es à l’abri. Tu dors, tu manges, tu marches, tu continues à vivre, comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe et qui matin et soir, sans jamais se tromper, sans jamais hésiter, prendrait le chemin de sa mangeoire, tournerait à gauche, puis à droite, appuierait deux fois sur une pédale cerclée de rouge pour recevoir sa ration de nourriture en bouillie. » (94)

« Tu ne briseras pas le cercle enchanté de la solitude. Tu es seul et tu ne connais personne ; tu ne connais personne et tu es seul. Tu vois les autres s’agglutiner, se serrer, se protéger, s’enlacer. Mais tu n’es, regard mort, qu’un fantôme transparent, lépreux couleur de muraille, silhouette déjà rendue à sa poussière, place occupée dont nul ne s’approche. Tu t’efforces à l’espoir de rencontres improbables. Mais ce n’est pas pour toi que le cuir, le cuivre, le bois se mettent à luire, que les lumières se tamisent, que les bruits se feutrent. » (109)

« Combien de fois as-tu refait les mêmes gestes mutilés, les mêmes trajets qui ne conduisent jamais nulle part ? Tu n’as d’autre secours que tes refuges de quatre sous, ta patience imbécile, les mille et un détours qui chaque fois te ramènent à ton point de départ […] seule compte ta solitude : quoi que tu fasses, où que tu ailles, tout ce que tu vois n’a pas d’importance, tout ce que tu fais est vain, tout ce que tu cherches est faux. Seule existe la solitude, que tôt ou tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse ; chaque fois, tu demeures seul, sans secours, en face d’elle, démonté ou hagard, désespéré ou impatient. » (112)

« Tu règles ta vie comme une montre, comme si le meilleur moyen de ne pas te perdre, de ne pas sombrer tout à fait, était de te livrer à des tâches dérisoires, de tout décider à l’avance, de ne rien laisser au hasard. Que ta vie soit close, lisse, ronde comme un œuf, que tes gestes soient fixés par un ordre immuable qui décide tout pour toi, qui te protège malgré toi. » (120)

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Jacques Ellul - Exégèse des nouveaux lieux communs

20 Juin 2015 , Rédigé par Christian Adam

Jacques Ellul - Exégèse des nouveaux lieux communs

« Et toi homme tout court, n’importe quel homme, qui vis dans une société absurde, qui n’as plus de foi en Jésus-Christ, qui es livré aux puissances déchaînées, qui ne sais pas si demain existera encore, qui es saisi par l’angoisse de ta condition, et trouves que ta vie n’a pas de sens, tu as de la chance, une bien grande chance : tu travailles, tu travailles beaucoup, tu travailles de plus en plus, et alors par là, tu le vois bien, tout est en place, tu es un homme libre….» (155)

« Le travail c’est la liberté. C’est bien la formule idéale de ce lieu commun. Ce qu’il faut qu’il y tienne quand même à la liberté, le bonhomme, pour formuler de si évidentes contre-vérités, pour avaler de si parfaites absurdités, et qu’il y ait de profonds philosophes pour l’expliquer « phénoménologiquement », et qu’il ait d’immenses politiciens pour l’appliquer juridiquement ! Mais bien sûr, c’est exactement dans la mesure même où le bonhomme est encaserné dans les blocs, lié à la machine, enserré dans les règlements administratifs, submergé de papiers officiels, tenu sous l’œil vigilant des polices, percé à jour par la perspicacité des psychologues, trituré par les implacables tentacules des Mass Media, figé dans le faisceau lumineux des microscopes sociaux et politiques, dépossédé de lui-même par toute la vie qu’on lui apprête pour son plus grand bonheur, confort, hygiène, santé, longévité, c’est dans la mesure même où le travail est son plus implacable destin, qu’il faut bien (qu’il faut bien sans quoi ce serait intolérable et porterait immédiatement au suicide) qu’il faut bien croire à ce lieu commun, se l’approprier avec rage, l’enfouir au plus profond de son cœur, et credo quia absurdum, le transformer en une raison de vivre. Ce que les gardiens vigilants espéraient précisément. » (158)

« L’expérience concrète de l’homme dans le monde technicisé est celle de la nécessité, d’une contrainte qui n’est pas seulement celle du travail ; mais de chaque relation et de chaque instant. Mais il faut sauver les apparences. Il faut convaincre cet homme qu’il est plus libre que jamais, et que la nécessité où il se trouve, c’est la vertu même ; le bien en soi, que jamais l’humanité n’a été si heureuse, si pacifique, si équilibrée, si vertueuse, si intelligente ; que la technique qui le contraint, c’est exactement ce qui le libère ! » (174)

« J’admets fort bien que l’on suive la nécessité. La corde au cou et le pied au cul. Vous ne pouvez faire autrement. Soit ; c’est la simple condition humaine, et la première expérience véritable est celle de l’obstacle auquel je me heurte, de la limite de ma force et de ma résistance, du sommeil invincible, de la peur du lendemain ou du gendarme. Je suis contraint par l’État, par le travail ; je suis conditionné par mon corps et par le corps social : telle est ma faiblesse, telle est ma lâcheté. Il n’y a pas à en faire de drames ni de complexes : elles nous sont communes. Mais ce qui devient inadmissible, c’est, dans cette situation-là, de lancer un glorieux cocorico : voyez comme j’ai vaincu et voyez comme je suis libre ! ou de faire un clin d’œil à la ronde : voyez comme je suis malin, et combien j’ai joué cette nécessité ! Car ici commence le règne du Menteur. » (177)

« Il ne leur suffit pas d’avoir l’avenir à eux, et à eux seuls, que la partie soit gagnée et que le seul avenir prévisible soit « davantage de technique, toujours davantage de technique ; davantage de pouvoirs aux techniciens, toujours davantage de pouvoirs aux techniciens » [...] Il leur faut encore une chose : la palme du martyre et la consécration de la Vertu triomphant du dragon tout-puissant et venimeux. Voyons, vous ne le savez pas ? [...] Il y a toujours des imbéciles de philosophes qui prétendent mettre des bâtons dans les roues du progrès avec des déclamations de sophistes et des arguments aussi vicieux qu’inexacts, en vertu d’une conception de l’homme radicalement périmée. » (233)

« Il s’agit de tout considérer d’un œil favorable, d’avoir le cœur et l’esprit ouverts tout grands à ce qui se passe, d’avoir des jugements optimistes sur l’événement et l’homme, de prendre une attitude active et de participer à tout ce qui se trouve à portée de notre main. L’homme, les hommes, nos voisins, mais qu’ils sont bons ! La technique, mais c’est merveilleux ! La politique, le plus beau des métiers ! etc. Bien entendu, on ne s’en tient pas à ces anglo-saxonnes Niceries, on démontre, on prouve. Cependant que l’on fait honte à l’affreux qui n’est pas content. Tout le monde sait, aujourd’hui, que toute proposition doit être formulée de façon positive (et jamais négative), que l’esprit critique est un petit esprit – que le pessimiste, c’est simplement parce que son foie va mal… que la négativité est seulement la preuve que l’homme n’est jamais sorti de son adolescence, et qu’il n’est pas adulte. Si, dans notre monde, vous n’êtes pas le garçon keep smiling, extraverti, sportif (pas parachutiste quand même) accueillant au progrès et satisfait de la pensée contemporaine, vous êtes aussitôt suspecté de très profondes noirceurs. Ce n’est pas la société qui est critiquable ni votre voisin désagréable, c’est Vous. Vous le Négateur. Vous qui rendez les choses et les gens mauvais par votre attitude critique. Et celle-ci remonte aux complexes effroyables dont vous n’avez pas su vous débarrasser [...] Le Bien, c’est aujourd’hui d’être un homme ouvert aux réalités positives de ce temps, c’est d’exorciser les démons de la négativité, du refus, de la passivité. Le Bien, c’est de s’accorder sur les tâches à accomplir collectivement. Le Bien, c’est d’apporter, là où se rencontrent obstacles et problèmes, des solutions positives, actives et optimistes. [...] Il ne s’agit plus de porter de jugements désuets en fonction de théologies dépassées : il faut seulement proclamer le Grand Oui de Dieu, la Grande Approbation sur toutes les œuvres humaines. Il faut se rappeler que la Création est bonne. Que la Chute n’existe pas. Il est quand même bien curieux de constater que c’est justement au moment où les philosophies existentielles nous révèlent la noirceur de l’homme et l’absurdité du monde – au moment où les psychanalystes soulevant les dalles sacrées du conscient font surgir à la lumière les hydres, crapauds, lémures et larves qui habitent au fond de l’homme, qui constituent la réalité profonde de cet homme – c’est justement à ce moment qu’on vient nous dire qu’il faut prendre une attitude optimiste et positive car tout, en définitive, va très bien. » (247-249)

« Vous avez l’impression, dans le métro, d’être un mouton dans un troupeau ; dans l’administration, d’être un numéro ; dans la rue, d’être un bouchon sur des vagues ; dans l’usine ou le bureau, d’être un rouage… Tout cela n’est qu’impression : ce que vous êtes, c’est une Personne. La publicité vous le dit, si vous n’êtes pas capable de lire ces philosophes. Et les philosophes personnalistes ou existentialistes vous le disent si, esprit supérieur, vous méprisez la publicité. Et puis les romans qui, justement ne se multiplient à l’infini que pour vous attester le caractère unique de cette aventure qu’ils vous racontent, et par conséquent de votre aventure, et puis le cinéma… [...] Plus vous êtes englué dans la masse, plus vous devez croire que vous êtes une Personne. Plus l’objet est de série, plus vous devez croire qu’il est unique. Plus vous êtes impuissant, plus la Personne doit devenir le noble et le grandiose. [...] C’est dans la mesure même où chacun se trouve pris dans un réseau plus serré de contraintes, d’obligations, de surveillances, d’influences – où sa liberté disparaît – que doit être affirmée plus haut et plus clair, la liberté absolue de la Personne. » (271-272)

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« La difficulté d’adaptation de l’homme normal au milieu mécanique est constatée par tous les psychologues et sociologues. Difficulté d’adaptation à la vitesse de circulation, aux horaires de travail, au bruit, à la densité de population urbaine, au rythme de travail, à l’exiguïté des logements, à la variation des méthodes, à la complexité administrative, etc. Difficulté pour accepter la routine dans la vie, l’absence d’œuvre personnelle, l’absence de signification apparente de la vie, les déséquilibres familiaux provoqués par les conditions de vie, l’anonymat dans la grande ville et dans les relations de travail. L’individu n’est pas armé pour affronter ces influences déséquilibrantes, paralysantes, traumatisantes. Ici encore, il faut apporter un adjuvant psychologique, il faut fournir des motivations pour supporter cette vie, qui seront rééquilibrantes. On ne peut pas laisser l’homme moderne seul dans cette situation-là : on peut, soit créer autour de lui un réseau de relations psychologiques qui lui donnent artificiellement une réponse à ses malaises, qui apaisent les tensions, et lui constituent artificiellement un cadre humain et des raisons d’adaptation ; soit le faire vivre dans un Mythe, qui, par sa puissance efface les éléments négatifs concrets, ou les colore d’une signification, leur attribue une valeur qui les rend acceptables.» (Ellul, Propagandes, 163)

« L’homme moyen n’a pas de mémoire, et il n’a le temps ni le goût de se livrer à des recherches. Dès lors, il se trouve pris dans une sorte de kaléidoscope de milliers d’images qui se succèdent sans continuité à un rythme extraordinaire. Son attention est constamment porté vers d’autres objets, d’autres centres d’intérêts : elle est dispersée sur des centaines de questions qui ne sont jamais les mêmes du jour au lendemain. Le monde devient étonnamment variable, incertain ; l’homme se sent au milieu d’un carrousel qui tourne autour de lui, et n’y découvre aucun point fixe, aucune continuité : c’est le premier effet de l’information sur lui. Même pour les événements majeurs, il a une peine inouïe à se former une vision juste au travers et au moyen des mille petites touches, variables de couleur, d'intensité, de dimensions, que lui apporte le journal. Le monde se constitue alors comme une toile pointilliste : mille détails font mille points. Mais il faudrait d’abord qu’il y ait juxtaposition exacte de ces touches : or ce n’est pas le cas ; il y a des vides, des blancs, qui empêchent la continuité de la vision. » (Ellul, Propagandes, 164-165)

« Cette opinion publique, impersonnelle, est en outre, lorsqu’elle est travaillés par la propagande, artificielle. Elle ne correspond à rien d’authentique ; or c’est précisément cela que l’homme s’approprie. Il devient habité par cette opinion publique, il n’exprime plus ses idées, mais, avec force, son groupe [..] Car, lorsqu’il récite sa leçon de propagande en disant que c’est lui qui pense, alors que ses yeux sont vides et que sa bouche enchaîne des sons inscrits d’avance dans le microsillon de son cerveau, au moment où il dit que c’est bien lui, et qu’il exprime son jugement, - alors il veut dire par là-même, que lui ne pense plus, du tout, jamais, et qu’il n’existe pas personnellement. C’est quand le propagandé s’affirme comme une certitude vivante qu’il démontre le plus totalement son aliénation. Car il implique qu’il ne peut même plus se différencier de la société. Il est parfaitement intégré, il est lui-même le groupe social, et il n’y a rien en lui qui échappe au groupe, il n’y a l’expression de rien d’autre que des opinions de son groupe. Il n’est rien que ce qu’il apprend par la propagande. Il est exactement un canal qui enfourne les vérités de propagande et qui les déverse avec conviction. » (Ellul, Propagandes, 193-194)

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