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Philippe Muray - L’Empire du Bien

18 Juillet 2014 , Rédigé par Christian Adam

Philippe Muray - L’Empire du Bien

« C’est une grande infortune que de vivre en des temps si abominables. Mais c’est un malheur encore pire que de ne pas tenter, au moins une fois, pour la beauté du geste, de les prendre à la gorge. » (19)

« Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L’ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n’en mène pas large, elle sait qu’elle n’en a plus pour longtemps sous l’impitoyable soleil de l’Espérance de Vie triomphante. » (25)

« On nous a affranchis. Ça y est. Plus de soucis du tout. Nulle part. La démocratie pluraliste et l’économie de marché se chargent de nous. Le reste, c’est de l’histoire ancienne. Mettez-vous à l’écoute de votre corps ! Courez vous muscler ! Vous tonifier ! Tous les plaisirs des îles sous le vent sont à portée de votre main. Découvrez la gymaquatique. Devenez baroudeurs sous les bambous. Attaquez le temple inca en carton-pâte. Escaladez le Volcan à Bulles. Traquez les méchants qui s’y cachent. Débusquez-y nos vrais ennemis, les derniers hideux tyrans, là, bien visibles, cadrés pleine page, précieux vestiges des causes perdues, ultimes persécuteurs atroces. » (27)

« Tous les antagonismes vidés de substance sont rhabillés pour les parades. Les certificats de bonnes vie et mœurs font comme les chaussettes, ils ne se cachent plus. Même les racistes, aujourd’hui, se veulent antiracistes comme tout le monde ; ils n’arrêtent pas de renvoyer aux autres leurs propres obsessions dégoûtantes. « C’est vous ! – Non, c’est vous ! – Pas du tout ! » On ne sait plus qui joue quel rôle. Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries, c’est le grand Gala du Show du Cœur. » (30)

« … le terrorisme du Bien, inséparable de la civilisation des masses (auxquelles il n’est plus question depuis longtemps de faire comprendre autre chose que le langage binaire : oui-non, gentil-méchant, blanc-noir), ne se nourrit lui-même que d’ennemis simples et sur mesure, que de repoussoirs bien définis, bien cadrés en tant que repoussoirs, et grâce auxquels sa domination exemplaire sera d’autant mieux assurée. Aussi l’hitlérisation de l’adversaire devient-elle une sorte de réflexe. » (39-40)

« Attention ! L’écran dévoile les hommes ! L’image ne ment jamais ! C’est pas comme les mots ! Chaque téléprestation devient une épreuve de vérité. « Mon cœur mis à nu » tous les soirs ! On doit la vérité. On doit la transparence de sa pensée. On doit faire semblant de ne pas mentir. Comme si on devait quoi que ce soit à la Société de Pacotille ! » (51)

« [..] pour commettre des crimes en toute quiétude, il faut que ceux-ci soient légalisés par l’étalage de leur contraire vertueux. De même que le froid artificiel d’un réfrigérateur est fabriqué par des organes mécaniques chauds, de même la production de victimes en série exige d’être enveloppée de discours qui nient la victimisation, et même ont l’air de la combattre. Le véritable crime ne peut durer qu’à cette condition aseptisante. » (93)

« Comment résumer ce déchaînement lumineux, cette révolution inattaquable à la faveur de laquelle les choses se remettent peu à peu dans le bon ordre, pêle-mêle la famille, les couples, la joie de vivre, les droits de l’homme, la « culture adolescente » des hooligans, le business, la fidélité qui revient en même temps que la tendresse, les patrons, les lois du marché tempérées par la dictature de la solidarité, l’armée, la charité, les bébés à nouveau désirés, les néo-lycéens qui se voient golden boys, l’érotisme qui se fait plus petit que jamais, la publicité qui devient cosmique, les zoulous qui veulent être reconnus, enfin tout le monde astiqué, tout le monde flatté, pourléché, le Mieux du Mieux partout qui se répand, l’Euphémisme superlativé dans le meilleur des pires des mondes abominablement gentils ? » (97-98)

« Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l’invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l’individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalistico-sociologique consolatoire qui n’en finit pas de me divertir. Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j’écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s’apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d’été, on réfléchirait avant de parler. L'individu n’est pas près de revenir, s’il a jamais existé. Sauf en artefact bien sûr. En robot pour zones piétonnes. » (103-104)

« Ce qu’il y a de fondant, à Cordicopolis, ce sont toutes ces âmes idylliques qui s’imaginent qu’on pourrait avoir le Bien sans Mal, le tigre sans ses griffes, la langue française sans ses buissons d’épineuses incohérences, le soleil sans la pluie, des voitures sans pollution, une « bonne » télé sans ses pubs, la littérature sans son revers de crime par lequel elle s’immortalise, les loisirs de masse sans le béton, la chimie industrielle sans les pluies acides. Le beurre sans l'argent pour le payer. Midi à quatorze heures comme toujours. Autant rêver Céline sans ses Bagatelles. Un « Céline qui penserait juste », ainsi que je l’ai lu quelque part. La réconciliation des contraires. Le Paradis sans la Chute. Le Trémolo enfin reconnu, établi dans tous ses droits, et sans aucune contrepartie. Voilà l’utopie des bien-pensants, l’idéal de l’Ultra-Doux planétaire, plus de matières grasses, plus de colorants, rien que des objectifs super-light sous les déguisements de la Vertu. » (119-120)

« Plus les diverses techniques, biosciences, technologies et ainsi de suite, ravagent le monde autour de nous et travaillent irréversiblement à rendre toute morale impossible, et plus les discours doivent camoufler cette effrayante réalité avec un enthousiasme redoublé. [..] Plus les affaires règnent, plus le business tourne dans son propre vide, avec pour seul et unique projet son extension absolument sans fin, et plus le lyrisme cordicole doit triompher à la surface, habiller la réalité, camoufler les pires trafics, ennuager toutes les intrigues, faire passer l’Ordre Nouveau du monde pour une sorte d’ordre divin. » (137-138)

« Avec la musique généralisée, plus besoin de complications, on a trouvé le vrai système, la bonne lessiveuse cérébrale, l’armement anti-individu que nul n’osait plus espérer. Je sais bien qu’il ne faut pas dire ces choses, c’est beau la musique, c’est comme la mer, c’est comme le soleil, la poésie, la fraternité, les animaux en liberté. C’est frais, c’est spontané, c’est la vie même. Assez de critiques ! De malveillances ! Il faut apprendre à tout aimer, si on veut survivre un peu, depuis les décibels quadrilleurs d’espace vital des appartements jusqu’aux mwouaaiiiiinn ! vrillants des sirènes d’alarme partout détraquées en choeur, sans oublier les harmonies dans lesquelles on tente de vous noyer, au téléphone, sous prétexte de vous faire patienter, de vous transférer d’un service à un autre… Assez de réticences ! Pas de nostalgies ! Vive le Titanic quotidien ! Surtout que de nouvelles tortures délectables sont en train de nous pendre au nez. De nouvelles torpilles nous visent. « Les outils de la communication mobile se multiplient ! » Réjouissance générale à Cordicopolis. « De nouvelles proximités se précisent ! » Tous les esclaves sautent de joie ! « Demain chacun de nous sera joignable, où qu’il se trouve, à tout moment ! » [..] Être loin, où que ce loin soit, n’a plus aucun sens. Rendez-vous tout de suite, vous êtes cernés ! Plus d’excuses pour ne pas être joignables, plus aucun prétexte pour disparaître, plus aucun endroit, plus d’inconnu, plus d’ailleurs. Plus d’invisibilité. Plus d’extériorité subtile. Vous êtes dedans ou vous êtes mort ! » (148-150)

« Ces ouvrages aux normes européennes, tous ces romans à très basses calories, tous ces livres composés selon les techniques les plus douces, les méthodes les moins polluantes, sont à peu près à la littérature ce qu’une voix de speakerine d’aéroport est à celle d’une vraie femme en train de jouir ; ou une fellation par minitel à une vraie bouche engloutisseuse ; mais qui oserait le révéler ? » (169-170)

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