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Marc Estat - Néantreprise

13 Novembre 2016 , Rédigé par Christian Adam

« En tout cas, une chose est sûre : nous bossons tous dans la même boîte. Les PC, les souris, les mallettes sont identiques, sans exception. Chaque manager est le clone de son voisin. Nous voilà plongés dans un tableau de Magritte. Même les pommes sont sur la table ; elles remplacent maintenant le traditionnel café comme attribut du manager in, lui donnant un côté bio, un côté vrai, bref un côté « parce que je le vaux bien ». Le café fait désormais ringard et stressé. Seuls les chefs de service prennent du café. Les managers, les vrais, ceux qui n’ont plus de bureau à demeure et dont l’horizon professionnel se limite à la coque sombre de leur ordinateur, affichent leur équilibre intellectuel sous la forme d’une pomme ronde et brillante. » (14)

« On l’inscrit à des sessions de management, de conduite d’entretiens annuels, de communication, de gestion de temps, de gestion du stress. On exige qu’il soit exemplaire. Jamais un mot plus haut que l’autre. Tenir la rampe. Et on lui demande de sourire et d’être positif, d’autant plus qu’il commence à tirer la gueule, ce qui est inadmissible pour un manager. Il n’existe que deux issues : ou bien notre homme se ramollit jusqu’à n’être qu’une chose inconsistante et flasque, un relai mou qui finit par laisser le système glisser sur lui, autour de lui, en attendant la retraite. Ou bien notre homme grippe, s’arcboute et commence par principe ou par dépit à faire l’opposé de ce qu’on attend de lui. » (44)

« Un groupe de travail, contrairement à ce que le terme pourrait laisser croire, ne sert pas à travailler. Oh non ! On l’utilise pour « accompagner le changement » quand on a pris une décision qu’on veut mettre en œuvre en ayant le moins de résistance de la part des équipes. Pour ce faire, on invite toutes les parties prenantes, notamment les plus récalcitrantes mais en les faisant représenter par des personnes un minimum constructives. Puis on lance la problématique sur la table et on fait semblant d’écouter les propositions, idées, ou remarques, tout en aiguillant par petites touches dans la direction qu’on a décidé de prendre dès le début. À la fin du GT, les participants sont contents, ils ont l’impression d’avoir été écoutés et que les idées sont venues d’eux. Leurs particularités ont été prises en compte. Du moins, c’est ce qu’ils ressentent. Ils ont participé, ils ont créé. Ils sont moteurs. Ils sont beaux dans la réussite ! Ils auront même droit à un buffet froid en compagnie du directeur, c’est dire ! C’est vieux comme le monde, les salariés comprennent plus ou moins qu’ils sont en train de se faire entuber (pour rester poli), mais se faire entuber en ayant le sentiment d’être pris en compte, c’est toujours mieux que par surprise, à sec. » (71)

« Si les réunions françaises s’avèrent usantes pour les nerfs, elles restent néanmoins cocasses avec les participants qui arrivent systématiquement en retard, ceux qui font autre chose sur leurs PC, les scuds qui fusent, les consultants qui brillent, les stagiaires qui jouent les consultants, les post-it qui se décrochent des tableaux dès que le consultant a le dos tourné, l’intervenant en costard hyper classe avec de grosses auréoles sous les bras, les présentations Powerpoint foireuses, le matos informatique qui ne fonctionne jamais… Aux US, en revanche, tout se passe bien. Tout est sérieux, tout le monde sourit. C’est chiant. Les participants arrivent tous à l’heure, on nous sert du café et des petits gâteaux, la pièce est juste à la bonne température, le matos informatique tourne comme une horloge, les présentations sont parfaites. Nous voilà dématérialisés dans un catalogue Ikea. Les Américains restent imperturbables, droits sur leurs chaises en toutes circonstances. On a l’impression qu’ils cherchent à éviter de froisser leurs chemises. » (97)

« Le véritable but, celui qui ne sera jamais confessé, est bien plus terre à terre : il s’agit de créer un déséquilibre permanent afin que les salariés ne puissent jamais s’installer dans une zone de confort. C’est pour cela que les consultants mettent en chantier des changements. C’est aussi pour cela que ces nouveautés s’avèrent parfaitement insignifiantes, voire stupides. Ce qui compte, ce n’est pas d’atteindre une organisation parfaite. Ce qui compte, c’est de changer. Qui dit changement dit insécurité, qui dit insécurité dit pression. Et qui dit pression dit performance. » (101)

« Ruée vers les guichets RH comme des Somaliens sur les premiers camions du convoi alimentaire de l’ONU. Le CDI est devenu une denrée rare. Le sésame vers les dernières miettes du rêve occidental. Crédit-bagnole-maison. Donnez-moi une chance ! » (116)

« Il devient impossible de formuler une remarque un tant soit peu négative à l’encontre d’un salarié. Sur les conseils de son délégué syndical, il ira se plaindre à la RRH ou à son chef d’équipe en décrivant les symptômes qui lui auront été mentionnés en formation : « Je suis sous pression au boulot… » « Je viens travailler avec la boule au ventre… » « Les conditions se dégradent, je n’arrive plus à dormir… » Dès que vous l’ouvrez, vous entendez en écho : “discrimination”, “harcèlement”, “tribunal”. » (124-125)

« Un observateur extérieur distrait aurait pu penser qu’il appartenait à la branche Homo Consultanus dont il faudra au moins une météorite de quarante millions de tonnes pour provoquer l’extinction. » (134)

« Zéro. Zéro motivation. Zéro énergie. Zéro degré dehors. Le réveil s’est bien déclenché tel qu’on l’avait programmé. Il n’existe rien de plus inéluctable qu’un réveille-matin […] Entre l’instant du réveil et celui où l’on met le contact de sa voiture, on navigue dans une semi-réalité. De façon intangible, notre esprit est perturbé par ce non-sens absolu consistant à s’extraire de la chaleur protectrice de son logis, à s’arracher à ceux qu’on aime pour aller jouer le rôle d’un personnage étranger, tout cela pour qu’à la fin de la journée soit ajouté un nombre à trois chiffres quelque part sur les disques durs d’une base de données bancaire. On sent que notre esprit aimerait se poser des questions existentielles, mais qu’il n’en a pas les moyens à ce moment-là. Les pensées métaphysiques sont repoussées par la physique implacable du corps qui éprouve le besoin de s’affaler sur l’oreiller. » (150)

« La princess attitude est un way of life, un regard porté sur l’existence accompagné d’une façon d’interagir avec les autres. Des femmes qui jusqu’à maintenant n’ont jamais été bousculées par la vie et ne la bousculent pas en retour. Elles ont à la place du cerveau un nuage rose qui moutonne, comme dans les livres pour enfants. On les reconnaît facilement :

  • À la machine de café, elles sont capables de discuter pendant 30 minutes de la couleur de la chambre pour leur nouvel enfant à venir.
  • Elles portent de grosses écharpes de laine dès qu’il fait en-dessous de 26ºC et ont souvent besoin de se moucher.
  •  Sur leur mur Facebook, elles partagent des recettes de vérines pour l’apéro ou des messages philosophiques : « Il vaut mieux vivre ses rêves que rêver sa vie. // Si tu envoies ce message à plus de 10 personnes, un de tes vœux se réalisera cette semaine. »                        
  • Elles sont vite fatiguées par le travail. » (154)

« Nous avons compris que notre société tenait sur du vent. Que notre société n’aboutissait à rien. Trop complexe. Trop performante. Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi cette scène de théâtre ? Pourquoi mes compagnons acceptent-ils tous de jouer à ce jeu de rôles si éloigné de la vraie vie ? Pourquoi ai-je moi-même accepté d’endosser ce costume ? J’observe Windsor Double : il ne se pose plus de questions depuis fort longtemps. Se retrouver à minuit au restaurant à couvrir la table de post-it dans le but de rationaliser les coûts de fonctionnement d’une multinationale lui semble une occupation logique. C’est cartésien. Méthodique. Cela correspond à son monde processucé. Il est le fossoyeur de l’humanité. » (188-189)

« Le Maître est une entité au-dessus de moi, inconstante, insatiable, tantôt un mégalithe propre et net, tantôt un nuage éthéré, sans forme ni dimension. De cette entité tombent des ordres et objectifs contradictoires, ainsi qu’un salaire à la fin du mois. Ce chiffre est la seule chose à laquelle je me raccroche. Pourtant, lui non plus n’a aucun sens. C’est juste une abstraction mathématique qui vient occuper quelques bits dans la base de données d’une banque, Dieu sait où (voire peut-être même que Dieu ne sait pas). Le sens de notre vie physique dépend d’une poignée de nanoparticules : quelques fragments ferromagnétiques orientés dans un sens sur le disque dur d’un superordinateur de banque et me voilà multimillionnaire. Orientés dans l’autre sens ? Je dois aller mendier dans la rue. Toute notre vie, nous nous battons pour envoyer quelques électrons dans le semi-conducteur d’un système d’information. » (299)

« Le temps est la seule constante, la seule chose tangible : 5h-13h, 13h-21h. Un poste. Une tranche de vie avalée. Le temps ne s’écoule pas au travail : il s’égrène. Il n’existe que sous forme de délai. C’est un compte à rebours que nous tentons de remonter en vain. Un compte à rebours avant le terminus. » (300)

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