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Régis Debray - Mai 68 une contre-révolution réussie

30 Avril 2013 , Rédigé par Christian Adam

Régis Debray - Mai 68 une contre-révolution réussie

« Mai 68. Cette heureuse libération sociétale eut pour pendant et contrepartie un effondrement symbolique, avec la mise en marche d’une privatisation tous azimuts, bien au-delà des services, des pouvoirs publics eux-mêmes. Big Brother vaincu, Big Mother monta sur le pavois ; et l’autorité paternelle mise à bas, l’individu compassionnel, soulagé de son ancien surmoi, fut livré tout cru à la tyrannie de l’argent, de l’opinion et de l’instant. Avec cette revanche en sursaut du refoulé, on passa d’un trop d’État à un pas assez. Les révolutions authentiques sont toutes puritaines. L'exaltation unilatérale et rien de moins que freudienne de la libido par l’ “esprit de Mai” aurait pu mettre la puce à l’oreille des historiens de l’immédiat. Ce que l’individu gagnait en liberté, le citoyen n’allait-il pas bientôt le perdre en fraternité ? Et les citadins, en égalité ? Derrière une Love Parade ouverte à tous les exclus, des free parties sans interdits, se faufilaient, sans mot dire, le trader, l’insatiable show-biz et le tout-à-l’ego. C’est à repérer cette contre-révolution dans la révolution que ce pamphlet, à contretemps, s’était attaché.» (Avant-propos, 2008, 10)

« La “chienlit” ? Allons donc ! Le plus raisonnable des mouvements sociaux ; la triste victoire de la raison productiviste sur les déraisons romantiques.» (23)

« La France de la pierre et du seigle, de l’apéro et de l’instit, du oui-papa oui-patron oui-chéri recevait l’ordre de décamper pour que celle du software et du supermarché, du news et du planning, du know how et du brainstorming puisse étaler ses bonnes affaires, enfin chez elle. Ce ménage de printemps fit l’effet d’une libération, et c’en fut une, effectivement.» (23)

« La mise au pas se fit avec l’accord des futures victimes, dont le consentement ne put être arraché que sous la forme du désaccord. Les chemins de l’ordre passaient par la révolte. La sincérité des acteurs de Mai était doublée d’astuce à leur insu, elle fut doublée par elle. Le sommet de la générosité personnelle rencontra le sommet du cynisme anonyme du système. Comme les grands hommes hégéliens le sont pour le génie de l’univers, les révolutionnaires de Mai furent les hommes d’affaires du génie de la bourgeoisie qui en avait besoin. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de l’univers, où l’on ne choisit pas de naître. Ils accomplirent donc le contraire de ce qu’ils croyaient réaliser. L’histoire n’est jamais si rusée que lorsqu’elle fait affaire avec des naïfs. » (26)

« La crise de Mai aurait fonctionné, indépendamment de la volonté de ses agents, comme un facteur d’autorégulation corrigeant l’effet des perturbations internes à la machine néo-capitaliste. [..] On aurait ainsi confondu une crise dans le système avec une crise du système sans s’apercevoir que la première permet justement de faire l’économie de la seconde. [..] Dans le système capitaliste développé, la crise est un état normal, le signe de sa bonne santé, le ressort de ses progrès. C’est l’ordre qui serait sa mort. » (36-37)

« Le noyau “révolutionnaire” du message de Mai : il n’est plus besoin de révolution. Dorénavant, ça se régulera tout seul, [..] c’est-à-dire sans direction, sans projet, ni volonté consciente. » (39)

« Les poètes sont ceux qui font, inventent, choisissent parmi les possibles. Et si la poésie en chausse-trape de Mai nous avait fait glisser dans un âge de fer, sans relief ni valeurs, où notre histoire se fera sans nous, à petites touches, à petites secousses, à la petite semaine, mosaïque de chiffres et de faits divers ? » (47)

« À terme, le privé mange le public, la sardine le requin. On commence par la privatisation de la révolution, qui cesse d’être l’objet d’un besoin social, économiquement fondé pour devenir “le désir de révolution” [..] Et on finit par “révolutionnariser” sa vie privée, point final. » (77)

« Le néo-capitalisme avance masqué de toutes les vertus de la contre-culture. Non conformiste, sauvage et antiautoritaire, il veut libérer l’homme en créant de nouveaux droits de propriété, “augmenter les possibilités de choix individuel”, développer la défense des consommateurs et des minorités. Contre les hiérarchies désuètes, contre le service militaire obligatoire, contre la prohibition de la drogue, et les répressions sexuelles, linguistiques ou morales. » (82)

« Si l’Europe de demain c’est : un consortium de multinationales égayé par de la dissidence, l’information sera : beaucoup de spots publicitaires avec, au milieu, un peu de contre-information. Chapeautant le semis des émetteurs mixtes et privés : des anciens de Mai, indépassables en matière de communication sociale et de “conception” publicitaire. Le tout relayé par les satellites de I.B.M. Ceci n’est pas une plaisanterie, c’est un pronostic. » (86-87)

« Les yeux s’émoussent, les oreilles se blasent. Pour “monter à la une ”, il faut en faire chaque fois plus – grimper dans le décibel. La surenchère comme seule voie d’accès au marché des biens symboliques. Se crée ainsi un symbolisme de conversion, comme l’hystérie du même nom, où le parler-pour-ne-pas-faire force à parler toujours plus haut. Les conflits insolubles dans la pratique se déchargent dans une exaspération idéologique, la pauvreté du réel s’exorcise elle-même dans des intensités imaginaires. Faire illusion, faire du bruit, faire carrière, c’est tout un. » (101)

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René Pons - Carnet des poussières

27 Avril 2013 , Rédigé par Christian Adam

René Pons - Carnet des poussières

« En moi s’enchevêtrent les sentiments les plus contradictoires entre ce que je voudrais être – détaché, calme, pur de toute bassesse, jalousie et compromission, solitaire – et ce que je suis – inquiet, jaloux, blessé, plutôt vil, lâche, etc. Contradictions qui tissent une tapisserie grossière, pleine de trous, sans cesse agitée par les torsades du vent.» (17)

« Les morts m’aident à surnager. Leurs mains passées sous mes aisselles, ils me font traverser le fleuve de l’oubli jusqu’à la rive où l’ombre du gnomon reste à jamais fixe sur un cadran muet.» (18)

« Lassée de prier un Dieu qui ne l’entendait pas, la nonne se pendit avec son rosaire.» (18)

« Dans la nuit, lavé des obligations sociales, je perçois, douloureux, la colossale absurdité de notre condition : la terre n’est qu’un pois-chiche lancé dans l’univers et je le regarde s’éloigner comme un enfant maladroit le ballon de baudruche qui lui échappe ; et ces phrases ne sont que des bulles de dérision.» (22)

« Quelque chose se défait de l’humain, dans une sorte de folie morne où chacun ressemble à chacun et s’agite, pour rien, incapable de se supporter, seul face à lui-même dans une chambre aux dimensions plus vastes que la terre.» (27)

« Il y a quelques années, le soir, les pipistrelles abondaient dans mon jardin. Aujourd'hui, il n'y en a presque plus. La hora del murciélago, chère à Juan Ramón Fernandez Jiménez, n’est plus qu’une heure banale. Les espèces crèvent dans l’indifférence et le silence, mais quel progrès ! : on peut désormais dormir sans moustiquaire et laisser les lampes allumées face à la nuit.» (30)

« Un écrit fragmentaire peut difficilement se dévorer : chaque fragment crisse sous la dent comme un grain de sable et ralentit la manducation.» (30)

« Personne n’échappe à la pose. Ce monde criard sonne le creux du carton-pâte. Celui des faux poulets que l’on sert sur la scène du théâtre.» (36)

« Dire que le monde est gouverné par les imbéciles et les crapules est une terrible banalité, une platitude, et pourtant cette platitude est la vérité.» (37)

« L’échange, y compris dans la relation amoureuse, surtout dans cette relation, est un leurre. Il n’y a qu’apparence d’échange. On s’écrase contre l’autre comme on s’écrase contre un mur, mais sans se rendre compte que l’on s’écrase, tant notre esprit est anesthésié par des discours lénifiants.» (38)

« Le monde dort autour de moi. L’énorme soue où les cochons rêvent de médailles.» (43)

« Ma vie n’est qu’une suite de fantasmes. Je n’ai vécu, par procuration, qu’à travers livres ou films. La chair m’a échappé. Quand je tâte ma mémoire, mes mains se referment quasiment toujours sur le vide.» (45)

« Par moments, le sentiment du vide de ma vie est si intense, que je me m’y sens éclater comme ces poissons des grands fonds que l’on remonte trop vite à la surface.» (45)

« Je trouve une joie petite à essuyer la poussière du néant.» (55)

« Ma hantise, lorsque je rencontre quelqu’un de nouveau, m’entendre – ce qui suppose dédoublement – lui répéter des choses bien des fois répétées déjà. Érection du monument au gâtisme.» (56)

« Les êtres du présent ne sont pour moi, la plupart du temps, aussi monstrueux que cela paraisse, qu’un lest d’ennui. Néanmoins, ce lest m’est nécessaire pour garder les pieds sur terre et ne pas m’enfoncer dans une asocialité absolue.» (66)

« À mon âge, certains s’imaginent avoir derrière eux une vie bien remplie, mais s’ils se retournaient, ils ne verraient que le rire immobile d’une momie de poussière.» (67)

« Chaque matin, une longue habitude me conduit vers ma table comme un âne devant sa mangeoire.» (75)

« Je suis maintenant à peu près au bout de ma route, et je crois avoir fait peu de concessions au monde de l’illusion. Évidemment, j’ai, aux yeux de la société, échoué, mais cet échec me touche peu : la vraie souffrance, la seule, c’est de voir tous ces manuscrits qui ne deviendront pas livres, qui ne se détacheront pas de moi, qui seront vite réduits en cendres ou en poussières.» (75)

« La dérision est l’ultime béquille du solitaire désabusé.» (79)

« Ceux qui s’imaginent que l’on écrit sur son malaise par auto-complaisance se trompent : on fait de son malaise la matière de son écriture parce qu’on n’a rien d’autre à mettre sous la dent d’écrire. Par ailleurs, écrire sur son malaise ne le guérit pas, mais le rend seulement moins odieux, puisqu’il nous permet de tisser de ses torsions ce livre ouvert, sans fin ni commencement, abouché à la réalité, dont parle Artaud.» (84)

« ...une pesanteur mélancolique me pénètre en fin d’après-midi, quand la lumière décline.. [..] » (88)

« L’amitié est toujours teintée d’un peu d’aveuglement. L’œuvre de tel ami ou amie, nous ne la voyons jamais comme elle est mais derrière une brume d’amitié qui nous en masque les défauts. Jusqu’au jour où quelque scorie s’étant glissée dans nos relations, le voile se déchire et nous révèle ce que nous savions depuis toujours mais que n’avions pas voulu voir.» (90)

« Il ne me reste que cela comme arme : cette plume avec laquelle je n’embroche que du vent, comme mon admirable et dérisoire ancêtre de la Manche. Comme on s’avance vers la mer, en se dénudant et en aspirant joyeusement l’air salubre, je m’avance vers l’écriture pour m’y plonger et tourner le dos à la côte où s’affairent les hommes pilleurs.» (91)

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