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Yann Moix - Naissance

28 Septembre 2015 , Rédigé par Christian Adam

Yann Moix - Naissance

Sur la surenchère des soi-disant « créateurs » :

« Tout le monde, en fin de compte, y va de sa petite création. Les écrivains font des livres, les parents font des enfants. Faut que ça crée. Que ça turbine. Le marché de l’être humain est saturé, ceux de la littérature, de la musique, du cinéma, de la peinture, de la photo, tout autant, tout idem, tout pareil, tout jumeau : excès d’offre, surabondance de créativité. Les gens sont des vaches laitières. Ils ne peuvent pas s’empêcher de s’exprimer. De donner libre cours à leur « petite veine artistique ». Surproduction de nature, surproduction de culture ! On n’a pas le temps de lire : alors on écrit. On gratte. Tout le monde, partout, tout le temps, et que je te griffonne ! Et que je te ponds ! Perpétuelle obèse fabrication d’œuvres, infatuation du « faire » : nul n’écoute nul, personne ne lit personne. Il y a plus de livres que d’arbres ! Plus de pages dans ces livres que de feuilles sur les branches de ces arbres ! Plus d’enfants que de parents. Aliénation par les tonnes. Par les tomes ! Les quantités tuent. Nous croulons sous les subjectivités, nous crevons sous le très pesant poids des personnalités, des particularités, des individualités, des spécialités, des unicités. C’est la dictature des différences. Déversements d’univers. Ceux qui sont « à part » sont devenus mille fois, un million de fois plus nombreux que les autres, les gens normaux, les banals, les qui ne créent pas. Le monde chie de l’exception à tout-va. Milliards de génies décrétés, de compositions essentielles, de tableaux fabuleux, de refrains divins, d’inouïs chapitres, de sculptures célestes. Pour quoi faire ? Personne ne s’arrête dix secondes pour se poser la question. Non : ça défèque ses génialités partout. Pour qui ? Mystère et boule de gomme. Créations sans public, errant dans les espaces vides, dérivant dans les cosmos inhabités, flottant sur toutes les indifférences, chefs-d’œuvre sans chefs, disséminés sur le globe, multipliés par les artistes pullulants, fresques et sagas, sonates et films, pièces et fables, nouvelles, chansons, poèmes, solos, collages pour personne. Inédite fusion de la quantité et de la qualité. Grouillance des petites musiques, prolifération des voix. Individualité de masse ! Je te foutrais tout ce joli monde dans des trains, moi. Direction la Pologne. Tu verrais le voyage ! [...] Les gens veulent tous être uniques ! C’est invivable. Ils s’imaginent tous, individuellement, que c’est eux le héros. Cela ne peut plus durer. Il faudra bien que quelqu’un se penche sur ce dossier. Un nouvel Hitler, mais non antisémite. Un Hitler antiunique. Cette trouille, monumentale, de ressembler à quiconque : chaque humain voudrait mourir plutôt que de ne se distinguer point de chaque humain. Tu veux te détacher de la masse : tout élément formant cette masse crie à gorge déployée qu’il s’en détache. On peut définir la masse ainsi, ma chérie : somme des individus qui refusent de faire partie de la masse ! Tous se ressemblent en ceci qu’aucun ne veut ressembler à aucun. Leur ressemblance absolue, leur gémellité totale, fondamentale, provient de ce qu’ils exigent que soit enregistrée, que soit homologuée leur différence. Toutes ces créatures demandent à être regardées, à être envisagées, à être traitées, à être considérées comme des « créateurs ». Alors je dis : qu’ils crèvent. Je dis, mais calmement : déportons-les. Il s’agit d’interdire l’art à tous ceux à qui il n’a pas vraiment sauvé la vie. Comprends-tu ? Stopper l’hémorragie. Qu’on réglemente, ainsi que dans la pire des dictatures, l’accès aux pinceaux, burins, guitares, stylos, feuilles de papier : vérification des souffrances, certificat de folie pure, test d’inadaptabilité au monde, étude au peigne fin des démences, des tristesses solides, des mélancolies. Examen des escarres. Contrôle des brûlures ! Autorisations, délivrées bien entendu – ainsi que les visas pour la Corée du Nord – au compte-gouttes, d’écrire, de dessiner, de sculpter, de bâtir, de composer, de chanter, d’imprimer, de filmer, d’interpréter. Établir une intolérance mondiale, instaurer un universel empêchement. Jugulons, oui, l’épidémie des inspirations ! » (33-34)

Femmes, séduction, narcissime et amertume :

« À 40 ans, à mi-vie, tu n’auras toujours pas fondé de famille. Ni femme, ni enfant. Rien. Du vent. Dans l’hypothèse où tu aurais réussi à séduire des femmes, je prédis que tu n’auras fait que cela : les séduire. Sans parvenir à les aimer, à les écouter encore moins. Tu les auras collectionnées. Comme on collectionne des voitures, des poupées, des soldats de plomb napoléoniens. Tu te seras figuré être un grand séducteur, sans t’apercevoir – pauvre nouille – qu’en agissant de la sorte, tu précipitais ta chute. Se servir des femmes pour avoir l’impression d’exister, en les multipliant, en ne se les arrogeant que sous le pauvre et humide aspect de « conquêtes », c’est précisément cela le leurre absolu, c’est précisément cela se faire rattraper par le néant, asseoir comme seule autorité sur les choses, sur la vie, un mépris malade et morbide. À chaque fille baisée, puis relâchée dans les eaux comme on relâche une carpe, tu pourras me remercier : ce sera le signe, tangible, que ta vie n’a pu avoir lieu, ce sera là la marque d’une enfance malheureuse digne de ce nom ! J’aurai alors réussi mon grand œuvre : te donner la mort plutôt que la vie. Chaque femme que tu séduiras te conféreras sur le moment un petit vertige supérieur, te donnant l’illusion que tu es quelqu’un, que tu as du pouvoir, du charme, du « charisme ». Au vrai, chacune de ces femmes abusées, méprisées par ton égoïsme, ton donjuanisme effarant, pathétique, infantile, sera comme un clou planté dans ton cercueil. La séduction perpétuelle est un enfer. Comme tout ce qui est perpétuel. À chacune de ces femmes estimables, remplies de sentiments pour toi, prêtes à t’aimer et à t’offrir le meilleur d’elles-mêmes, tu aurais pu, tu aurais dû t’arrêter, leur donner quelque chose, mais quoi ? Tu n’as – remercie-moi je t’en prie – que de la merde à leur offrir, des orties, des ronces, quelques cailloux. Cela porte un nom : la misère. Tu auras fait défiler ces beautés, les unes après les autres, pour satisfaire ta vanité, réparer tes fissures, combler ce narcissisme qui chaque jour t’injecte davantage de venin dans les veines. Tu auras invité ces femmes à déjeuner, à dîner, tu les auras manipulées pour qu’enfin elles acceptent de te rejoindre dans ton lit, elles amoureuses et toi cynique, elles sans méfiance et toi simplement disposé à pénétrer leur corps, leur jetable corps que tu jetteras dans une fosse commune, commune à toutes celles que tu auras pénétrées, avant de recommencer avec une nouvelle, une neuve, jusqu’à ce que le temps t’abîme, te défigure en riant aux éclats, te laissant seul dans un recoin du monde avec la satisfaction d’avoir abusé de ces épouses potentielles et malmenées, rejetées, éjectées, humiliées, transformées à présent en autant de tumeurs, de scorpions, de rats qui te rongent les intestins, le foie, l’estomac, le cœur – j’ai fait en sorte que tu n’en possèdes point – et les poumons. Sans oublier l’œsophage. Le duodénum. Le côlon ! Ah, mon non-fils que je hais tellement, un jour, avant moi j’espère, tu quitteras cette vallée de larmes, de ton propre chef si tu es vraiment lucide. Alors, nous pourrons enfin écouter celles à qui tu as fait du mal, ce afin d’instruire ton Procès en abjection et en dénaissancification, et de faire de toi un saint à l’envers, un malsaint. Toi qui jamais ne sauras inspirer le respect, mais seulement la crainte, nous ferons après ta mort, après ton voulu décès, défiler toutes les femmes de ta vie, une par une – je ne parle pas de tes « coups », des réceptacles de ton amer petit foutre, mais de celles que tu as cru aimer, et que tu n’auras fini que par détruire, anéantir, affaiblir, flétrir. Ton petit folklore, tout empreint de sauvagerie, sera rendu public pour les siècles. Ta biographie intime, super sentimentale, mise à nue devant tous, délivrée de ses énigmes, jetée comme contre-exemple aux foules choquées, bientôt hilares, refoulant par le rire immonde la manifestation de tes comportements, de tes sales attitudes. Tu ne fascineras pas, non : mais tu repousseras, oh mais tu dégoûteras. On crachera sur tes exactions périmées. Sur ta tombale tombe, bien des vessies s’iront soulager, maudit. Oui, nous ferons défiler tes femmes, corps après corps, âme après âme, leurs langues blessées se délieront, elle témoigneront pour l’exercice des enfers. Ta vérité découlera, jaillira de la multiplication frottée de ces émouvants témoignages, naïfs, durs, touchants. Un discours fait de tous les discours confrontés, secoués. Une vérité faite de toutes les exactitudes entendues. Dans ton infernale boue, tandis que tu habiteras tranquillement les sous-sols, des gerbes d’orties pousseront dans tes orifices, bouchant tes tympans. Tu riras d’un rire de pierre, minéral et figé, compact et impossible, tellement dense. Quelques millions de larves te sortiront des yeux, qui danseront, danseront sur des musiques atones.» (116-118)

Nécessité du racisme :

« Les Français se trompent, vous savez. Ils espèrent je ne sais quoi de la présence de ces ethnies sur leur sol, mais ils verront bientôt quelle impasse se dessine. La France va se dissoudre dans l’arabisme et la négroïsme. On ne peut plus se promener dans les rues d’Orléans sans croiser ces gens-là ! Et je ne parle même pas de Paris, qui dit-on – je n’y mets jamais les pieds – est métissée des pieds à la tête. Ce qui va éclore de toute cette présence pesante et obsédante, c’est un racisme énorme, vertigineux, inédit. Quand on prendra la mesure du phénomène, probablement d’ici une quinzaine d’années, dans les années 80, il sera évidemment trop tard. La France aura été arabisée, africanisée. Nous n’aurons alors plus que nos yeux pour pleurer. Des intellectuels, pas forcément de gauche d’ailleurs, viendront cycliquement nous abreuver d’une prose remplie d’esprit des Lumières et de tolérance, cherchant des solutions qui n’existent pas, remplaçant toutes les solutions impossibles par des exclamations outrées. Tribunes, colonnes, éditoriaux appelleront en boucle à tolérer l’intolérable, à mesurer les propos, à ne plus avoir le droit de nommer un Nègre par son nom de Nègre, ni un Arabe par son nom d’Arabe. Les évidences mêmes deviendront des gros mots. La réalité, une insulte. […] cette propension à laisser pénétrer sans frein toute cette lie colorée qui souille tout ce qu’elle effleure devra, tôt ou tard, se payer par un bain de sang. La seule chose que comprennent ces Arabes, c’est la force. La seule chose que craignent ces Nègres, c’est la guerre. Les Français n’ont aucun courage. Ils laisseront cette situation pourrir jusqu’à la moelle parce qu’ils sont terrorisés par ceux-là mêmes qu’ils accueillent moins qu’ils ne font semblant de les accueillir. Et lorsque l’on fait semblant d’accueillir, c’est pire que de ne pas accueillir du tout ! […] On désire nous faire accroire que les races n’existent pas, c’est un fait. Et jamais pourtant, dans le monde, il n’y a eu autant de racisme. Et jamais, dans le futur, il n’y aura eu autant de racistes vigilants. On ne peut rien contre l’évidence de la race, car même si elle n’existe pas, les gens éprouvent le besoin de l’inventer. Ils la définissent malgré tout. Ils vont chercher à en tracer les contours, comme au Brésil où les métis haïssent les Noirs bien noirs, bien charbonnés Et pourquoi ce racisme, pourquoi ce décompte des différences, ce perpétuel soulignage des diversités de grains de peaux ? Parce que nous sommes trop nombreux, et que le nombre aspire à être moins. Le monde est rempli d’hommes en trop, des hommes non nécessaires, qui arpentent la surface du globe pour rien. Des hommes dépourvus de toute utilité. Et que fait l’idée de race pendant ce temps ? Elle aspire à devenir le critère de nécessité des hommes sur cette terre, elle permet de trier le bon grain de l’ivraie, elle offre aux humains une manière, arbitraire peut-être, barbare sans doute, de choisir parmi les hommes ceux qui devront s’en aller en priorité pour laisser la terre et la mer, l’oxygène et la nourriture aux autres, à ceux qui sont moins noirs et moins métissés, moins arabes et moins nègres. C’est ainsi. L’idée de race n’a sans doute aucune légitimité scientifique, mais les hommes veulent contre vents et marées lui en prêter une, parce que c’est une idée qui a le mérite de permettre de trancher. De décider et de se décider. Ce surnombre n’est plus tenable. Il faut soustraire des hommes aux hommes, et en très grande quantité. C’est à ce seul prix que la vie pourra perdurer sous la lune. Il faut un carnage planétaire, mettre fin à ces naissances arbitraires, à ces vies qui n’ont pas de sens, à ces innombrables destins foireux. Sinon nous mourrons, vous mourrez, votre fils mourra. » (288-291)

De l’inutilité de la littérature :

« Qui voudra encore de l’imagination écrite littéraire imprimée des écrivains ? Qui voudra encore des mots ? Qui voudra – encore – des phrases ? Des périphrases. Des parenthèses. Personne ne voudra plus de guillemets, de renvois, de notes, de pages à tourner, de chapitres à commencer, de paragraphes à terminer ! Personne. C’est ainsi. Il y a quelque chose qui sent le vieux dans le livre. Dans « l’ouvrage ». Le mot ouvrage empeste le vieux. Il est vieux. Il pue la naphtaline. Comme le livre pue la naphtaline. Comme pue la naphtaline le « milieu » littéraire. […] Nous ne sommes plus dans la société du livre. Nous avons quitté la « galaxie Gutenberg ». Nous avons arraché toutes les pages. Quand ce petit raté arrivera avec son roman foireux, on peut être certain, à dix mille pour cent, qu’il n’intéressera aucun lecteur sur la terre. Aucun, jamais. Il aura passé des années, mettons cinq, recroquevillé sur son minusculissime univers très limité, pour rien. Persuadé – à tort – d’être un génie. Un génie pour personne. Un génie pour être lu par d’éventuels autres génies très éventuels. Par des éventuels collègues écrivains éventuellement géniaux. Chaque écrivain, dans son petit minuscule coin, est persuadé d’être le meilleur. D’être le plus grand écrivain de Paris, de sa génération, du monde, de tous les temps ! Allez dans n’importe quel salon du livre : vous y verrez l’écrivain, derrière une pile de papier, l’air à la fois simple et hautain, modeste et méprisant, hyperproche et mégadistant, imbu de lui-même et très accessible – très avenant, très sport –, persuadé d’être le seul. Persuadé de l’extrême importante importance de son œuvre… De ses nuits passées à être génial, enfermé dans son génie génial personnel, portatif, seul campé dans son génie et dans sa persuasion qu’il en est un. Un écrivain est quelqu’un qui s’adresse génialement à un génie qui n’est autre que lui-même ! Sorti de ce minable petit cercle, personne ne songerait à le prendre pour autre chose, personne ne penserait à le considérer comme autre chose qu’un bourreau de travail sympathique qui possède un joli mignonnet croquignolet talent. Mais non ! Chacun s’accroche ! Chaque écrivain affiche son officielle et commerciale modestie, mais, intérieurement, est rongé par cette notion de génie, de « grand écrivain », de « est-ce que je suis un grand écrivain ? », de « je suis sûr que je suis un – très – grand écrivain ! », chacun dans son surétriqué recoin est le meilleur, chacun dans son rabicoin est le plus génialement génial. Tous les écrivains sont le plus grand écrivain vivant. Et puis les années viennent – assez vite. Avec leurs évidents démentis. Le petit grand écrivain ne veut pas voir, ne veut pas s’apercevoir immédiatement que c’est foutu, que la postérité – qui l’obsède – va le laisser choir en chemin. Parfois, il se met à boire. Parfois, il continue à écrire. Souvent, il continue à écrire en buvant. Il ne sait pas – il fait semblant – de ne pas savoir que le cirque est terminé. Que les livres n’intéressent plus grand monde : que ses livres à lui n’intéressent plus personne. Les livres ne font plus l’effet d’une déflagration. On parle sans cesse d’un éventuel – d’un prochain, d’un imminent – « nouveau Céline ». Combien sont obsédés par cette question ? Combien sont-ils à attendre ce Messie-là ? Dix, vingt ? Au Japon. À Saint-Germain-des-Prés ! Tous les écrivains – même s’ils ne l’avouent pas – en ont marre d’écrire – ils ont fini par n’écrire que pour eux, plus maximum dix personnes ! Même leurs propres éditeurs ne les lisent plus. Ils n’en ont plus la force. Ils n’en ont plus le courage. Ils sont épuisés – d’avance ! – par les idées, les histoires, les digressions, le style, les trouvailles, les originalités, l’originalité. L’épaisseur des manuscrits, de la pensée, de l’expression de la pensée. Leur affreux paradoxe, à ces abrutis mornes : la littérature c’est ce qu’ils préfèrent mais ils n’en peuvent plus. Ils ne peuvent plus la supporter. La plupart préféreraient faire du cinéma pour tous que de la littérature pour personne – pour eux seuls, pour leur femme, pour une petite copine, une petite maîtresse moins âgée qu’eux, pour un ou deux paumés des fins fonds de la province qui les admirent encore un tout petit, petit peu, et ont accepté une dernière fois de les lire encore, une fois, une toute ultime dernière fois… […] Si la littérature n’intéresse plus personne, en ce bas monde qui est en réalité un monde bas, je ne vois pas par quel masochisme d’illuminé les écrivains continueraient à se faire du mal en s’intéressant à elle. […] Ça ne se voit plus, la littérature. Il n’y a plus assez de finesse dans le monde pour en distinguer les reliefs, pour s’apercevoir des contours, des subtilités, du style. Au moins, les équations sont éternelles. Il n’y a plus assez d’intérêt pour ça, sauf chez les universitaires, sauf chez les écrivains professionnels. La finesse est passée à autre chose. Elle s’est écoulée ailleurs, elle s’est occupée ailleurs. » (359-361)

La vie n’est pas ce qu’elle est :

« La vie n’est pas ce que nous vivons, mais ce que nous aurions pu vivre. La vie est ce que nous ne vivons pas. Ce que nous vivons, c’est notre vie et rien d’autre. Nous ne sommes pas seulement en prison dans ce que nous sommes en train de vivre, ni dans ce que nous avons vécu, mais dans ce qui nous reste à vivre, cet espace et ce temps qu’on ne saura jamais occuper autrement, avec un talent renouvelé, une manière absolument rafraîchie, faisant ainsi dévier par une sorte de miracle ce qui toujours s’est montré rectiligne. Nous avons inventé des concepts comme « apprendre à vivre avec soi-même » et « savoir s’accepter » pour entériner, sans chagrin, la seule couleur que nous pouvons apporter à la vie. Quand Nietzsche, après Socrate, déclamait « connais-toi toi-même », il n’appelait pas à l’abdication monochrome, mais exhortait l’homme à sortir de ses gonds. « Humain, trop humain » n’est pas une invitation à devenir supérieur aux autres, mais à planer au-dessus de soi. [...] Il y a une émotion spéciale à constater ces vies, à laquelle la mienne s’apparente en tout point, qui par définition de la vie se montrent en appétit d’explosions, de dérèglements et de surprises mais dont la permanence et la régularité sahariennes n’offrent au mieux que quelques rides et replis. Notre vie remet toujours la vie à plus tard. C’est en nous fabriquant un futur plein à craquer de projets réalisés, de rêves aboutis, de destinées accomplies et d’œuvres achevées que nous parvenons, au présent, à rester flottants comme des poireaux pourris à la surface du fleuve. Jamais nous ne jouirons de suffisamment d’avenir pour y parquer les femmes superbes qui nous y attendent et voudront nous dévorer la langue, les voitures automobiles chromées qu’on conduira sur une route de vacances éclaboussée de soleil, les millions de spectateurs qui auront vu le chef-d’œuvre cinématographique qu’on aura réalisé, sans compter les enfants magnifiques et absolument blonds qui nous mangeront dans la main comme des employés.» (409-410)

De l’inconvénient de ne pas avoir été consulté à la naissance :

« J’allais devoir finir seul ce que mes parents avaient commencé sans moi : ma vie. Les morts et les nouveau-nés ont en commun l’impossibilité de se suicider. Je courais vers une vie promise. L’abolition de la peine de vie n’est toujours pas inventée. On empêche des êtres de venir au monde, qui l’eussent pourtant désiré de toutes leurs forces ; parallèlement l’on fait tout pour que des naissances soient réalisées, dont les principaux concernés, s’ils eussent été concertés, eussent opposé une fin de non-recevoir à la proposition d’exister...»

Banalité de la vie, dépourvue d’aventure :

« Une seule évidence surnage en ce pédiluve : la tristesse des hommes. Leurs combinaisons de mélancolie – combinaisons de plongée. On a beau vouloir exagérer sa vie, la pousser jusqu’au destin comme une crotte : on reste plus ou moins dans sa chambre. Ce sont les mêmes avenues qui reviennent. Tu es la proie des mécanismes, tu es le fruit des habitudes. On voudrait des aventures, ce n’est que du pudding ! Du flan de péripétie : jamais des assortiments de coupe-coupe et de bourbiers, de chutes libres et de mitrailleuses, de crocodiles et d’hélicoptères en flammes qui procurent un tournis, mais la répétition bouchée d’une sirène de RER, l’évidente gueule des voisins réitérés, le jumeau trajet du trajet d’hier, la même foulée dans les mêmes blocs immobiliers, les salutations identiques aux salutations identiques, le même sempiternel beurre qui tache la chemise toujours au très très même endroit, les monotones odeurs qui nous attendent dans le mou soir d’été ou, chaque fois que hiver revient, le biseauté courant d’air qui nous transperce l’amygdale à cet endroit du portique métropolitain. Ce ne sont plus des habitudes, c’est de la mort. La mort ne commence pas quand on ne vit plus (puisque c’est là qu’elle s’achève), mais dès qu’on ne s’aperçoit plus qu’on vit encore. On se rêve poursuivi par des fauves mouchetés dans des Afriques anciennes et farfelues, piqué par des araignées fatales aux reflets mauves ou suspendu par les pieds vers le gouffre, mais la réalité refuse de nous arracher à la descente des poubelles, à l’ouverture inquiète et suspicieuse du courrier, à la flapie consistance d’un périmé conjoint et à l’intromission d’une carte électronique dans une fente de métal blanc en vue d’obtenir l’éphémère autorisation de poser son véhicule sur une parcelle délimitée du globe terrestre intitulée « place de parking » par les autorités arbitraires. La gent humaine, particulièrement superflue dans la nature, est pourvue d’instincts touristiques tellement poussés qu’elle fait de la planète un cas particulier de son loisir et de sa bovine convenance ! Pourri caca, tout ceci-cela. Pour bannir les rêves, nous excuser de ne pas avoir le courage de les vivre, nous inventons de l’importance aux choses, nous distribuons de la gravité à des urgences méticuleuses : professionnelles. Pétrole betteraves banques. Nous sommes ridicules en notre infini sérieux.» (556)

Travailler pour ne pas songer à la mort :

« Nous traînons nos importances tels des sacs à patates, oui nous pesons. Toutes ces importances/arrogances qui se jouxtent et s’opposent, se frottent, se cognent, déambulent : voici le monde. Aucun, sur cette minuscule planète, qui n’entende mener sa petite danse, sa spéciale gesticulation, minaudant dans son « charisme » à la con. On fait le malin. L’âge calme les envolées, la mort rectifie les reliefs. On ne claironne plus que selon la procédure – la procédure est de laisser la place. Nous parlons de liquidation, du temps qui s’empare des corps, de la confirmation que nous n’allons que vers un seul endroit, très englouti. Il a fallu appeler travail ce déplacement du corps des individus vers un précis lieu de l’espace géodésique ; il a fallu appeler travail l’occupation d’une parcelle de temps terrestre par ces mêmes corps en terreur d’ennui, en suspens dans la mort, en perdition dans la durée à vivre. Le salaire mesure les coordonnées de l’espace-temps où l’homme aura le moins pensé à sa finitude, carapaté dans une tâche, préoccupé par un automatisme, abrité sous un dossier, concentré sur une mission. Ce qu’il s’agit de conquérir, c’est ce continent qui nous échappe : le temps humain. Il est long à traverser, insupportable à combler, impossible à saturer, mais voilà qu’à l’instant où l’on prétendrait le remplir, nous n’avons qu’un avenir rétréci devant nous, un morceau de morte branche à parcourir, qui craquera tôt ou tard, nous sommes morts plus tôt que prévu. Le seul héros est celui qui s’élève contre le travail, puisque cela n’est pas possible. Tout finit toujours par nous faire travailler. Le loisir n’est jamais un repos, pas plus que les vacances, les congés : seul le travail autorise un répit face à la pensée, perpétuelle, de la mort. Ce que le métier absorbe, à la manière d’un buvard, ce sont des parcelles entières de pensées dédiées à la mort. Le travail seul repose. À la moindre interruption, au premier repos, à la première pause, nous mourons de nouveau, la mort revient taper nos tempes de son flux, elle cogne. […] Les journées passent, toxiques. Nous croyons profiter de la vie, mais jamais nous n’avons autant été livrés à l’obsession de mourir. Nos os chauffés, nos idées creuses, nos gestes inutiles s’offrent à l’idiote gratuité du ciel, où ils s’accumulent dans un coin, sont broyés, digérés, forment un nuage gros, pleuvent. Nous nous pleuvons dessus. » (562-563)

L’enfer, c’est les autres :

« Nous traversons les autres, persuadés d’être le principal personnage de la réalité. Je suis le seul, se dit-on, à connaître des rebondissements, autant de virages, de montagnes à ravir, de granit à creuser. Les autres, ce tout sans yeux dont j’extrais quelquefois une parcelle pour connaître l’amour physique, observent passivement mes aventures. La difficulté de l’existence provient de ce que chacun, victime de l’hallucination d’être le permanent élu du monde, relègue son prochain à un vestiaire de réalité, une épopée subsidiaire, une évidence anecdotique entre lesquels il slalome, arrogant – athée. La maladie seule, qui dispose de nous comme elle l’entend, viendra ébranler cette aberration d’une omnipotence proclamée, quand soudain nous réclamerons de l’entourage et des amis, la présence chaleureuse d’humains compassionnels dont nous n’aurons plus la force de rabaisser la présence, de mésestimer la richesse. Se passer de l’autre est une provisoire définition du bonheur. Les autres : on ne veut jamais comprendre qu’ils sont autant nous que nous sommes eux. Nous avons en partage le monde immédiat, cette préoccupation, commune. Chacun dans son coin est haïssant. Chacun voudrait chiquer son prochain : c’est par habitude qu’on ne tue presque personne. Le salarié, stressé alentour de l’aube, est installé dans l’impossibilité d’être fou et c’est ce qui le rend fou. Il ignore que son mépris se terminera au cimetière de Fécamp, sait que rien jamais ne sera céleste : lit les notes de sa hiérarchie. Il y a une brutalité des conventions, une violence de la compassion – une horreur dans la componction des moments de bureau. Cette politesse n’est pas tenable : on est assassin à l’intérieur. » (565-566)

Vanité du salarié :

« Les salariés sont pléthoriques – alcoolisés. Cette rage qui cocotte dans les métropolitains wagons. Ils sont superflus de la tête aux pieds, pieds morfondus dans de laids mocassins, diverses baskets régressives. Quels piteux winners. Du torse ils sont plus velus que l’on ne le croit. Tous partiellement cocus. En sacoches se pavanant. Encartablés vicieux, moussus du slip. Ce sont gigots ce sont guignols. Essayent entre eux des discussions, dépensent des pensées sur le prix du gaz, des voitures, des vacances thaïlandaises. Ça revient toujours de Thaïlande. Ne remarquent presque pas l’érosion de leurs cellules, le rétrécissement du futur, le recul de leurs espoirs. Cohabitent avec une manière de viande qu’ils intitulent conjoint – et dont ils espèrent un dopant effet les détournant de la défénestration. » (568-569)

Beauté de la femme et déception :

« Y a-t-il, pour la beauté des femmes, une distance idéale à laquelle elles nous plaisent de façon maximale ? Quelques mètres plus proche, elle nous semble davantage née pour un autre homme ; et les trois, quatre pas qui l’éloignent de nous en font une fille de plus proposée à la foule. Je voudrais affirmer qu’en plus de cette adéquate topologie, il existe un catalogue, chez les femmes qu’on aime, de mimiques, de mouvements, de gestes qui, à lui seul, nous les rend indispensables. Parfois, comme une chemise de mauvais goût vient abîmer l’ensemble d’une tenue, une remarque déplacée gâcher l’impeccable brio d’un discours, une attitude de l’aimée nous semble, non seulement hors sujet, mais incongrue – cette attitude, cette grimace, cette pose, cette configuration décevantes apparaissent comme une instantanée négation de la beauté que nous avions élue, adoubée, choisie. On se sent trahi. On se sent floué. Si nous avions su, par avance, que tant de joliesse et de grâce pussent aussi soudainement être remises en cause par ce contrariant, ce déroutant coup de canif dans le tacite contrat qui exige du charme soit une exemplaire constance, une marmoréenne immuabilité, soit de perpétuelles trouvailles, de délicieux impromptus qui ajoutent à la magnificence et la rafraîchissent, je vous garantis que nous eussions passé notre chemin. Nous aimons que la beauté des créatures superbes nous surprenne, nous étonne chaque fois davantage, mais aussitôt que la surprise prend une direction opposée à nos inclinations, on se demande immanquablement si l’on a bien fait, si l’on ne s’est pas perdu, égaré, fourvoyé dans une beauté qui n’était pas faite pour nous. Ce rictus-là, cette courbure empruntée pour ramasser un papier chu, l’intonation choisie pour décrire les plates-bandes de molènes pourpres et de roses trémières du jardin en cet orléanais dimanche du 9 mai 1965 sont de terribles déceptions ; nous tombons de haut. Jamais nous n’eussions imaginé cela de la personne que nous pensions jusque-là impeccable dans sa beauté, fiable dans son être, professionnelle dans sa perfection. » (585-586)

Tous « uniques » et pareils :

« Que me reste-t-il, si ma liberté est prisonnière des mêmes horizons, des mêmes destins, des mêmes goûts, des mêmes envies, des mêmes remords, des mêmes fonctionnements que tous ceux qui m’entourent, et dont je commence à comprendre qu’ils forment une race à laquelle j’appartiens – que je le veuille ou non ? Non une race selon la couleur de leur pauvre épiderme, non une race selon les théories malades, une race selon les faciès et les régions, une race selon les critères et les géographies, une race selon le pli des yeux ou la boucle du cheveu, mais une race formant communauté, communauté de ressemblances dans la manière de tourner une petite cuiller dans son café, une race qui se trompe chaque fois qu’un de ses éléments, isolé, convoque et proclame cet isolement pour se construire un a parte, une marge, une solitude, un privilège, une exception qui n’existe pas. Un ensemble dont chaque élément croit que nul, comme lui, ne goûte l’amertume du cacao de cette façon, ne séduit les femmes aussi bien, n’est aussi capable d’humour que lui, de raffinement que lui, de virtuosité que lui. Une humanité. Race où chacun se voit souffrir plus ou mieux que toi, plaire autrement que toi, jouir différemment de toi, connaître un autre soleil que le tien, des frissons dissemblables et des accidents particuliers. L’invention de l’individu fut judicieuse : mais vaine, si vaine, dit mon père à mon père. L’individu dérogatoire n’existe pas – quitte à devenir fou, il devra accepter que tous ses faits et gestes, ses pensées les plus personnelles, ses décisions les plus intimes, ses secrets les plus cachés, ses aspects les plus inavouables, ses manies les plus tordues, ses intuitions les plus géniales, sont répertoriés. Le génie n’est pas celui qui les invente, mais celui qui les dénombre et les établit, les examine et les fixe et les publie. Et les décrit. Et les synthétise. Acceptons ce cauchemar : chacun est la photocopie de chacun. Ce que nous appelons la liberté, ce que nous nommons « l’individu », c’est précisément ce que chacun tente de faire pour échapper, paniqué, à cette fatalité, à ces lois de la physique humaine aussi incontournables que celles de la mécanique ou de l’électricité. Une fatalité que tout le monde sent, devine, ressent, mais qu’il est impossible de s’avouer – plutôt mourir ! Nous avons des chagrins comme nous avons un foie. Nous portons une croyance comme nous portons un virus. Mes moments de lucidité ? Je n’en suis qu’un interprète, perdu dans la foule, elle-même perdue dans la foule de la foule, dans toutes les foules mises à la puissance foule. Mais (dit mon père à mon père) comment nommer, alors, ces petites parcelles de lumière, ces célestes giclées qui nous ouvrent au monde quand nous dessinons une créature qui n’a jamais été dessinée, que nous résolvons une équation qui n’a jamais été résolue, que nous jouons une mélodie qui n’existait pas ? En attendant, avec ma jalousie, je ne crée pas, je n’entre pas dans l’invention : je suis cloîtré dans l’universelle soumission, dans la torture générale et commune, victime sans valeur ajoutée de supplices déjà vécus par d’autres avant moi, pendant moi, après moi. Ma place sur terre ne serait-elle que géographique – réponse : oui. » (608-609)

Sur les enfants :

« Pour eux, pour ces méticuleux amoureux de l’enfance, pour toute cette racaille émue aux larmes par chaque minipet de chaque marmot – flatulences qu’ils n’hésitent jamais à comparer aux chefs-d’œuvre de Bartók ou de Stravinsky –, les humains en bas âge sont présentés comme autant des génies. Il faudrait s’émerveiller devant leurs foireux scribouillis pleins de difformes papas, de disproportionnées mamans et de maisons de travers avec des gros soleils à rayons pas droits comme s’il s’agissait d’une œuvre de Picasso ou du Rosso Fiorentino ! « Vous avez vu ça, ô mon Dieu ! Ils ont des jambes ! Oh ! Et regardez encore, regardez mieux ! De ces jambes, ils se servent… pour marcher ! Sortez l’appareil photo ! Vite ! » Je suis désolé : la marche n’est pas plus difficile à un enfant qu’à un adulte. Simplement, l’adulte en a oublié la difficulté. Je ne puis personnellement m’émerveiller, comme – disait Confucius – s’émerveillent les sages, sur les choses ordinaires. Je ne puis personnellement m’émerveiller que sur les choses extraordinaires. Un enfant qui marche, un mioche qui se saisit d’un objet – qui plus est pour le laisser choir à la seconde qui suit et le fracasser – ne sont point à mes yeux des sujets d’extase. Ils forcent au contraire mon plus grand mépris. Les enfants sont puceaux du monde et de sa complexité. Et je devrais m’immoler devant de tels puceaux ? Ces petits êtres, dans la société invertie qui les invite à se croire les rois, s’imaginent toute la journée sainte qu’ils nous sont supérieurs. C’est cet inexcusable mépris que nous chercherons – tous ensemble – à leur faire ravaler. Sans haine, je le redis. Mais avec fermeté. Les enfants sont des enfants gâtés. Qu’est-il, sur cette basse terre inondée de larmes, de plus difficile, de plus douloureux, que de mener une vie d’adulte, quand guettent à chaque commencement de chaque journée les spectres du célibat, du chômage et de la maladie, de la faillite et de la mélancolie, de la perte de libido et des balbutiements de la décrépitude physique, de la peur de l’engagement, de celle du cocufiage, de la solitude – de la dépression ? A-t-on jamais entendu parler d’un enfant de 4 ans incessamment soumis à la tentation du suicide ? Quand ces petits-là se blessent, c’est toujours involontairement – particularité que l’APEB s’emploie, depuis sa création, à rectifier de toutes ses forces. Les enfants ne sont jamais seuls : ce sont des êtres entourés, encadrés, pris en charge. Faudrait-il en plus que nous les admirions ? Que nous les admirions pour cela ? Que nous dressions leur monument pour les féliciter de ne connaître jamais ni les affres du chagrin d’amour ni les tourments du licenciement économique ? D’autant qu’ils n’ont rien à nous dire, rien à nous apporter. « De l’amour », répondent les ébaubies naïves mères, mais doit-on appeler « amour » ce qu’une partie de nous-même nous renvoie ? Plus proche du boomerang que du sentiment. Sans compter que cette forme de soi-disant « amour » n’est qu’une invention de la nature, une béquille, conçue pour aider à la réplication de nos gènes… Que l’on ne vienne pas nous chanter l’innocence de ces chérubins : ce sont de véritables démons. Nul plus qu’un enfant n’est réceptif à la tentation de la malveillance. De la méchanceté. De la cruauté. Si ce n’est vous, à présent. Si ce n’est nous. La capacité de l’enfant à faire du mal – en intention, à son échelle – a toujours été supérieure à celle des adultes. Notre vocation est d’inverser ce processus. Mais à malin, malin et demi. À démon – mes gaillards – démon et demi ! N’oubliez jamais – si par hasard un jour votre main venait à trembler devant le sévice qui s’impose, si par mégarde votre bras venait à hésiter lors d’une quelconque attribution d’hématomes – que si les enfants vivaient dans des corps d’adultes, avec des capacités physiques et des forces d’adultes, ils nous massacreraient, ils nouslamineraient, ils nous jetteraient vivants dans des marmites d’huile bouillante, ils nous défénestreraient, ils nous lapideraient : regardez donc les traitements qu’ils réservent aux animaux ! Il ne s’agit point pour nous de venger ces animaux – cela n’aurait aucun sens – mais de rectifier un déséquilibre qui ne nous semble pas satisfaisant. Imaginez que vous soyez dans un radeau avec votre bébé, et qu’un seul doive survivre. Immédiatement, vous vous sacrifierez. Eh bien sachez que, tout aussi immédiatement, s’il en possédait la force physique, mécanique, votre enfant vous balancerait par-dessus bord. Cela donne – n’est-ce pas – à réfléchir. Que croyez-vous ? Que les enfants sont les brouillons des adultes qu’ils deviendront ? C’est tout l’inverse ! Ils sont beaucoup plus aboutisque nous. Plus accomplis. Ce sont nous les brouillons. Nous qui nous affaissons, nous abîmons, nous dégradons quand eux sont frais, neufs, en parfait état de marche. L’enfant est l’aboutissement de l’adulte, non l’inverse. Il est la fin de la vie, non son début. C’est le vieillard qui est balbutiement, hésitation, grossier canevas, tandis que chez le tout-petit tout est en ordre, au maximum de ses capacités, tout est en rendement maximal : les articulations, les connexions entre neurones, les neurotransmetteurs, le transport du sang dans les veines, le développement cellulaire, le pancréas, l’épithélium, les synapses, la métabolisation des graisses, le taux d’albumine, les hormones, et le nombre de globules blancs, tout est en optimal fonctionnement. Pas un gramme de cholestérol ! Ils sont plus forts que nous. Plus subtils, plus souples. Plus fins, plus puissants. Ils sont rapides, nous sommes lents. Les protoplasmes, c’est nous ! Dussions-nous choper un seul des virus qui simplement les grattouillent, que nous serions aussitôt terrassés, aussitôt morts ! Ils sont plus forts que nous mais ce n’est point une raison pour nous avouer vaincus. Ce ne sont pas les adultes qui donnent naissance à l’enfant, mais les enfants qui donnent naissance à l’adulte. Si nous les battons comme tapis, c’est bien parce que ce sont eux qui nous dominent et que cette domination, ce fascisme, nous ne l’acceptons pas. (Un temps) Monsieur, là-bas, au dernier rang, ne me regardez pas comme ça ! Oui, les bébés sont des gens qui – s’ils le pouvaient techniquement – battraient leur femme, déporteraient les gros, découperaient les trisomiques en rondelles, interdiraient le droit de vote, mettraient le feu à toutes les bibliothèques du monde. Ne les prenez pas pour plus arriérés qu’ils ne sont ! Vous commettriez là une profonde erreur d’appréciation. De récents tests, menés avec une grande rigueur, ont prouvé que les nouveau-nés et les tout-petits se représentent lumineusement bien les catégories de l’environnement physique et de l’environnement social, et qu’ils maîtrisent à notre insu des informations que nul ne leur a jamais sciemment communiquées.» (623-625)

La mise en demeure de l’amour :

« L’amour ! Non, ce n’est pas une bonne idée. Ce n’est jamais très haut : c’est hargneux, le calme est préférable. Je préfère les cailloux. Peut-être le son des cloches. Posséder les femmes : à condition de ne pas les garder. Le perpétuel besoin d’en changer : très vite elles deviennent des vieilles grenouilles, des principes d’aliénation, des masses newtoniennes. C’est à leur inertie que j’en veux. Elles veulent vivre dans un appartement. Elles tentent toujours d’avoir un enfant. Elles réclament une existence fondamentale, quand je me défile. Elles font des propositions morales, tandis que je suis en proie aux démangeaisons. Les filles que je rencontre possèdent une date limite de validité parce que je sais que viendra le moment où elles aborderont le crispant sujet de l’avenir. Elles sont homogènes dans leur démarche : alors que je me dépense en murmures, sommeils, soirées, romans, sorties, défaillances, mensonges, polygamies et venises, elles déclenchent des procédés méthodiques de vie de couple, de construction familiale, de pérennité fiscale. » (683)

La vie, trop petite pour être vécue à deux :

« Je ne supporte pas le couple. Chaque fois que je rencontre une femme, c’est en imaginant le divorce qui s’ensuivra. Je ne supporte le mariage que parce que je sais pouvoir presque aussitôt le défaire. J’ai l’air austère, comme ça, mais en réalité je suis un homme de plaisir. La vie à deux m’empêche de profiter de ma vie. Je suis égoïste. Si je partage ma vie, il ne m’en restera plus assez pour moi. Pour moi tout seul. Si j’avais une vie passionnante, une immense vie, quelque chose genre une vie d’aventurier, un destin, vous pensez bien que je la partagerais. Mais ma vie est trop petite pour deux. C’est juste une poire pour la soif. Il n’y a pas grand-chose à grignoter dessus. Moi-même, je m’y sens à l’étroit. Ma vie a juste de quoi m’accueillir moi. Elle est monoplace. Je n’ai rien à offrir que cette monovie que je m’offre à moi-même, comme on s’écrit à soi ou bien comme on se masturbe. » (1045)

De l’indignité d’être né :

« J’eusse préféré, croyez-moi, exister sous ma forme la plus probable : celle de ne pas naître. Avant ma naissance, je vivais dans la statistique assurance de ne pas être, j’étais infiniment impossible, catégoriquement improbable. Je ne m’estime pas, tout simplement parce que les milliards de milliards de combinaisons qui ont aléatoirement décidé de me faire naître ont accouché d’un ingrat, d’un indécis, d’un insatisfait : tous ceux qui eussent dû être moi et qui ne seront jamais, tous ceux qui n’ayant pu être moi ne seront du coup personne, tous ceux pour qui la seule chance d’être passait par le fait d’être moi, tous ceux-là, qui eussent plus voyagé que moi, eussent mordu dans la vie mieux que moi – je ne sais mordre que dans la mort –, je les ai privés du soleil et des pierres chaudes où y poser son corps, du chant des piverts, de la contemplation de l’étoilé ciel, du rire qui suit une histoire drôle, de la beauté des averses sur la mer, du bruit du flot sous la lune, des senteurs de la bougie dans l’escalier des vieux hôtels, de la vision d’un panda, de la dégustation d’un bol de cacao brûlant, d’une heure de marche dans la garrigue, […] du bruit des gouttes sur le parapluie en sortant du cinéma avec telle amoureuse le dimanche, du plaisir de rouler en pleins phares au beau milieu de la nuit et de la Beauce et de percuter force lapereaux, d’apprendre par cœur des vers de Victor Hugo, de la félicité de joindre les mains face au Christ froid des communales églises, de la volupté de s’avachir sur un mou canapé, de celle, encore, de toucher la laine sale d’un mouton, d’avoir achevé l’intégrale de la Correspondance de Voltaire, d’avoir compris, non seulement comment mais pourquoi Einstein a utilisé la transformation de Lorentz pour démontrer la variation de la mesure de l’énergie électromagnétique de la lumière lors d’un changement de référentiel en translation par rapport au premier, d’éjaculer pour la première fois au creux de sa main. » (721-722)

Sur la surpopulation :

« La surpopulation ne touche pas simplement l’espace, mais le temps. C’est le temps qui finit par être encombré. Ça fait belle lurette qu’il n’y a plus de place dans l’espace, dans les volumes, dans les lieux. Les trois premières dimensions sont pleines à craquer. Les gens sont relégués dans les files d’attente, font deux heures de queue pour faire une autre queue d’une heure, font une heure de queue pour n’avoir pas à faire la queue. [...] Les humains ne vont plus mais longent, se frottent, s’adaptent à la géométrie disponible. Deviennent plus élastiques, marchent de profil tels de peints Égyptiens, s’entrechoquent – s’insinuent. Mettent un pied dans l’eau. Dans l’air les molécules se font rares : on respire à l’unité. Tout déborde par foule des théâtres, des piscines, des parkings. Les avions sont saturés, les cinémas sont complets. Les métros dégueulent. La chapelle Sixtine est devenue un hall de gare surveillé par des butors à sifflet régulateurs de flux. Les Chinois ne peuvent plus avancer. La planète est devenue un local à balais. Chaque jour chacun devrait être autorisé à tuer un homme, un inconnu sur les trottoirs, afin de réguler l’outrance, d’empêcher l’implosion. On finira par skier sur les gens, à vivre par strates superposées de corps mouvants, par empilements, par niveaux. Il y aura une humanité tapis et une humanité chaussure. On est en surmonde. Oui. Il y a trop de monde qui vient au monde dans le monde. Plus aucun recoin n’est vierge, sinon les forêts d’épines, deux îlots de noir granit et le crâne pelé des glaciers. Même les jungles se remplissent d’entités humaines qui font peur aux tigres, aux boas. La terre ne parvient plus à tourner sur elle-même. Elle est trop lourde. Elle va tomber dans les froids infinis, comme un sac obèse, une pierre qui n’en peut plus. Il s’agit de stopper la production des corps. Cela crée trop de complications. Trop de chaînes interdépendantes, de causes emmêlées, d’imminentes corrélations. Trop d’efficiences ramifiées, de parallèles diversités, de conjointes élucubrations, de contemporains mouvements, d’aventures reliées. Voyez ces différences très maximales, cet éparpillement de diagrammes, ce fouillis de multitudes. Observez ces grouillances gorgées d’avis, ces gerbes bariolées d’opinions répandues jusqu’à la porte des océans. Étudiez la propagation des pullulantes amours, les translations de masses diverties. Le monde est réduit, pour nos quatre yeux non étonnés, en un seul bois noir. Dans une vie sociale gouvernée par l’encombrement stérique, on ne cherche ni le temps libre, comme dans les années 30, ni l’espace vierge, comme dans les années 70 (retour à la nature), mais le temps vierge (un temps dans lequel nous sommes enfin seuls) et l’espace libre (un espace que nous pouvons modeler au lieu que nous soyons modelés par lui). Le monde spatial est devenu une denrée rare, le globe une dépossession. Aliénation non point verticale, ainsi que des hiérarchies, mais horizontale : dictature du proximariat, du promiscuitariat, du voisinariat. L’ennemi n’est plus le capital, mais le proximal, le promiscuital, le voisinarial. Je ne puis plus me penser comme prolongement de mes actes : aussitôt je rencontre une matière, je touche une chair, j’effleure une peau – je cogne un os. Chaque jour je suis un peu plus grignoté, poinçonné davantage. Chaque jour j’ai un peu plus d’hommes à pousser. Le Christ voulait nous élever au-dessus du temps – nous lui demandons ici, dans ces pages tellement romanesques, de nous suspendre au-dessus du sol, parmi hélicos et mouches, cerfs-volants et libellules. Nous sommes emprisonnés dans le temps, entre les bornes de la naissance et de la mort. Nous sommes prisonniers d’une géographie rétrécie par la multiplication frénétique et cancéreuse des individus. Je veux habiter loin de tous les regards de tous les bruits humains. Loin de toutes les lignées, de tous les Japons, de tous les bouchons. Pour résumer – mon père avait raison –, ma naissance était de trop.» (790)

Retrait du monde :

« J’exige seulement de continuer à vivre enfermé dans ce bureau, puisque l’écœurement vient du dehors, que cloîtré parmi les papiers, les revues, les livres, retranché de toute agitation, le ridicule m’est épargné, ainsi que le danger, la nouveauté, l’imprévu et principalement ce cauchemardesque crachat mieux connu sous le nom de réalité. Ce qui, par-delà les limites de ma close fenêtre, se trame dans les compliquées rues m’ennuie, surtout m’effraie. Je m’entraîne à échapper au monde, à sa trame bousculée, fiévreuse – saturée. Je propose aux quartiers mon absence, aux villes mon retrait. L’enfermement seul m’intéresse. Tout voyage, tout départ, toute sortie m’est une béance vers la mort. Je ne suis humain que dans la répétition d’une cellule ; je ne supporte que la certitude du confinement et l’isolement d’entre-murs. Ce confort est illusoire – quelque chose toujours me pousse à prendre l’avion, à rencontrer des pays. Kilomètres qui m’arrachent à la folie, à la solitude, à ma bibliothèque, contrées qui me nettoient, mais davantage me persuadent que ma vraie place est installée, immobile – incrustée. Je ne suis jamais sorti que pour avoir le bonheur de rentrer. Je me préfère dans l’inanité. Le grossier schéma de ma vie, c’est de me placer dans une mort spéciale, d’être inaccessible au train des événements, pour décrire sur cet ordinateur mes convulsions répétées, la liste de mes étranglements, la comédie de mes amours. Mais, de même que l’enfant, l’écrivain grandit. Je veux accéder à quelque chose de nouveau. Ne plus me révolter, comme dans mes antérieurs livres, mais me ralentir, contempler ma pauvreté. Écrire dans une certaine douceur, fût-elle zébrée de sang. » (865-866)

Médiocrité de la vie :

« Nous errons sur les autoroutes, autolassés d’être infiniment mêmement nous, insupportablement toujours similairement nous. Je voudrais être un porc, un étourneau, quelques taureaux à la fois, bouffer des herbes dans une petite tranquille étriquée bête prairie. Courir jusqu’aux vagues, plonger, rire, m’accouder devant des bières et boire, reboire et saouler mon os, sucer mes jours finissants, jusqu’à la moelle de leurs heures. Mais non : je me fais des soucis, je me construis trop de ridules – je meurs. Revenir partir : le trou déjà là, avec ma hantée figure dedans, en perspective de raffinés vermisseaux, aveugles, affamés, fous. La vie du salarié ! Qui bascule dans un nombre fatal de néants. Ô salarié ! Tu as des troutroubles extrêmement gastriques, des étonnements – des nausées dangereuses. Reste à faire la toupie en tes bureaux beaux ! Avec surchef chauve, secrétaire pipeuse. Retourne dans ton métroscule, le matin parmi les brumes, à regarder les crânes humains de travers, de station en station. Je ne prends plus le métro : ses hagards fions qui s’y collent recollent accolent, ne décollent pas, meurent remeurent en remous gras de chocs de corps, ces têtes dépassant des têtes. Et chacun, engoncé dans la cage de son petit idiot univers, chacun persuadé d’être le héros des choses, le héros du monde entier, car le monde entier devient le petit étriqué monde de lui, d’elle, de toutou femme et femmelette et fillette et poils de chats sur moquette. Monsieur Métro entre chez lui vers les 19 heures, sonne à une porte derrière laquelle se tient, pas belle du tout ô, sa femme remplie de ventre et remplie partout de trop de poils, des pas cool poils de pas belle du tout femme. Ne jamais relire les passés jours ! Reprendre sa vie à zéro incessamment tout le temps, sans trop penser à la mort ! De toute façon elle est là, tu ne seras bientôt plus un homme du tout, ni le reste d’un homme. » (941-942)

Portrait de l’écrivain en Rastignac sans postérité :

« Je suis un Rastignac nul, un cancrelat du succès. Paris, elle, ne m’a pas raté. Tous les seaux reçus, la merde et la pisse, en giclées d’humiliations. Les déjeuners pour rien, à mendier les éditeurs, entre deux de leurs douceâtres rots. À cavaler les à-valoir, à mendier les piges, lavé de ruisseau. En sueur sur les pavés, en bagnole seul sale, à bout de frein, sans savon, sans espoir, sans le moindre os de la plus petite fiancée. Paris ses porcs, sa Seine ras de promesses, bleus avenirs de mon cul. J’ai arpenté des infinis étages, j’ai entrepris d’humains blocs, j’ai passé des tonnes d’heures à rédiger gratis des cirages honteux de crades pompes. Je me suis sali dans les notules. Je me suis, dès mon début de Paris, roulé dans la brenne éditoriale, dans la soue des maisons. À tirer ma langue, enfoui dans le néant, affamé comme un trou, malheureux comme une crotte. Je draguais les filles sous le ciel gris, elles moquaient ma chaussette, désignaient mes rognures, inspectaient mes cols. Je fus en ces débutants temps, dans ce que crasse nous nommerons. Crasseux, juteux, foireux, douteux : mes acabits, mon curriculum. C’étaient ça mes viandes – c’était ça mon lot. D’assez carabinées branlettes. Et sous la loupiote, en cœur de nuit : mes mots désolés, nullards, alignés jusqu’à former manuscrit, mis bout à bout pour faire livre, et après livre, carrière, et après carrière renommée, et après renommée, gloire, et après gloire – petite douce enfant, ô cocotte soon mienne – postérité. La postérité démange les gars dans mon genre : ceux que le stylo chatouille. Ils veulent du marbre, de la statue. Qu’on les inscrive aux linteaux, façon lycée de khâgneux. Erroné calcul : ces foutaises fadaises s’acheminent aux gargouillis des vers de terre, dans le clapotis de l’oubli, au gourmand terminus des ventres. Je ne suis pas absolument dupe : mes manies finiront au tombeau, en une plombée chape. Nulle fillette, nul hobereau dans les siècles à venir pour souligner mes pensées, digérer mes frénésies, recopier ma grande manière. Je suis une petite mouche, au programme d’aucun bac, une acrobatie ailée, minuscule, vrombissante, dotée de verdâtres reflets. Je suis un dégoûtant être : ce génie qui n’arrive pas, je le retire aux autres itou, je dénie, je m’aveugle sur mes voisins de plume. Ils seront, eux aussi, privés de futur, privés de demains, privés de papier bible. Nous sommes des gens de crête, des évanouis de la vie. Les préfets de deux ou trois coquillages. Nous sommes habités, nous n’habitons pas. Nous ne réussissons que des ratages, tous provisoires, tous vains. Je suis un suicide qui se retient. » (944-945)

La beauté cotée en Bourse :

« La beauté est devenue une forme de monnaie, elle est cotée en Bourse, c’est une devise internationale qui s’échange sur les marchés. Elle est comme le sucre, le café, l’or jadis. Nous sommes en plein dans le cycle de la beauté. Ceux qui n’en sont point dotés, ceux qui n’en sont point pourvus sont les vrais nouveaux pauvres. Ce sont eux les solitaires. Ce sont eux qui consomment des biens matériels. Délaissés par la beauté, l’amour leur est interdit, ils se ruent donc sur les 33 t de Pink Floyd ou les gros romans de Pierre-Jean Rémy. Sortant leur carte de crédit, ils deviennent beaux cinq minutes, à l’instant de l’achat. Une fois chez eux, la laideur, c’est-à-dire la misère, reprend ses droits. Ils rêvent à une société nouvelle où tout le monde serait beau. Mieux : où tout le monde, comme eux, serait laid. C’est cela la recette du bonheur : le malheur pour tout le monde – sans exception. » (949)

La femme idéale qu’on ne rencontrera jamais :

« Nous marchons dans les rues, c’est l’hiver, la nuit tombe. Des femmes seules courent sur le pavé qui luit. Elles rentrent chez elles – nous ne saurons pas où elles habitent. Nous les croisons, les gardons un instant en mémoire comme on épingle un papillon, une luciole, mais déjà elles se modifient dans le souvenir, elles s’abîment en nous – nous les perdons à jamais. Parfois, le lendemain matin, au lever, une dernière secousse les ramène à nous, nettes et fraîches, qui précède un irrémédiable trou noir. Nous n’aurons pas assez de notre vie pour les rencontrer de nouveau. Le hasard est sévère, il déçoit les timides. C’était hier qu’il fallait tenter sa chance, l’approcher, trouver les mots sous la pluie de décembre. Nous continuerons d’avancer de femme en femme, de chimère en chimère, et c’est dans la solitude, et c’est dans la fiction, et c’est dans de fantasme, et c’est dans la folie que nous saurons les aimer, les faire rire, les épouser pour toujours. Une fois coupé d’elles à jamais, voilà que nous prononçons dans le vide, évidente et magnifique, la phrase qui fait mouche, la repartie qui bâtit les destins. La page blanche soudain se remplit, nous sommes des génies – trop tard. La femme de notre vie va rejoindre la vie d’un autre, sans se douter une seconde que nous étions sur le point de modifier son avenir, de tout sacrifier à son allure inédite, à son existence inconnue, à sa bouche de mystères nourrie, son dangereux regard. Les bêtes choisissent par instinct la plante qui leur est favorable. Nous allons spontanément vers les femmes dont nous devinons qu’elles sauront – mieux que quiconque – nous faire souffrir. C’est cette moue-, ce nez-, ces pommettes-que nous avons choisis pour pleurer. Mais les femmes que nous rêvons d’aborder n’existent jamais : elles sont des corps remplis de nos attentes, des vies nourries par nos névroses. Exagérées par les circonstances, multipliées dans leur beauté par la nouveauté, elles se détachent de la foule spécialement pour nous plaire, quand nous devinons qu’elles recèlent des trésors de déception, de normalité, de banalité. Nous les voyons en relief, homothétiques, puissantes : un ailleurs existe pourtant où elles ne sont que ce qu’elles sont vraiment – des femmes un peu perdues qui ont besoin d’amour et d’enfants et de paix. Solidifiées un temps dans notre cœur, compactes, durables, elles s’effritent doucement, nous les rendons à leur futur, nous nous désintéressons d’elles aussi vite qu’elles nous avaient intéressé. Elles s’éloignent. Elles s’éloignent et, déjà d’autres, plus belles encore, plus mystérieuses, plus neuves, s’avancent en souriant.» (950-951)

Tous les mêmes :

« Nous allons tous voir les mêmes spectacles, le même soir. Nous traversons les mêmes rues, pour aller voir le même film au cinéma. Nous achetons les mêmes disques, nous les écoutons, nous aimons tous le même morceau. Nous lisons tous le même livre au même moment, et nous rêvons de la même chose. Nous avons les mêmes envies, dans la même ville. Nous faisons la même queue, nous attendons ensemble, nous avons choisi les mêmes vacances, nous avons pris le même billet, tous, et nous prendrons le même avion dans le même aéroport, à la même heure. Nous nous retrouverons tous très loin, sur le même lieu de dépaysement, sur la même île, dans le même hôtel, au même étage, et nous goûterons les mêmes mets dans le même restaurant. Nous reviendrons avec les mêmes souvenirs. Nous raconterons les mêmes vacances aux mêmes personnes. Nous avons tous vécu les mêmes expériences. Nous rentrons chez nous le soir à la même heure, sur la même ligne. Nous regardons tous le même film, le même soir, à la télévision. Nous nous endormons tous, grosso modo, à la même heure. Nous nous réveillons au même instant, le matin, écoutant la même radio et les mêmes informations sur cette même radio. Nous avons tous les mêmes références, les mêmes envies, les mêmes réflexes. Nous lisons tous le même journal, même quand nous pensons que le journal que nous lisons est différent des autres journaux. Nous faisons les mêmes critiques aux mêmes choses, nous sommes tous au courant des mêmes événements. Nous en parlons de la même manière. Nous possédons la même intelligence. Nous avons la même culture. Nous conduisons les mêmes voitures à la même vitesse. Nous fréquentons les mêmes endroits à la mode. Nous marchons sous la même pluie. Nous visitons les mêmes musées, nous ne ratons pas les mêmes expositions. Nous passerons tous ensemble le réveillon du même nouvel an. Nous serons plus vieux exactement à la même heure. Nous avons la même peur de la même chose – mourir, vieillir, être malade. Nous attrapons tous les mêmes maladies. Nous votons tous de la même manière, pour les mêmes types, depuis des années. Nous vivons dans le même appartement, avec les mêmes lithographies, les mêmes posters, les mêmes reproductions des mêmes peintres. Nous entonnons les mêmes airs. Nous mettons tous le même parfum. Nous sommes amoureux des mêmes filles – toujours les trois mêmes actrices. Nous subissons les mêmes grèves. Nous vivons tous la même vie tout le temps. Nous allons tous y rester. Nos morts seront les mêmes. Nos tombes seront taillées dans la même pierre. Nous reposerons tous sous la même croix. » (951-952)

Nos vies minuscules, qui n’ont « plus le temps de ne pas avoir le temps » :

« Nous n’avons pas des vies intéressantes. Nous protestons : « ce n’est pas vrai ». Nous avons connu les tempêtes, le désert, nous sommes allés en Amazonie, nous avons marché cigare au vent dans les rues de La Havane, la nuit. Nous appelons ça des aventures – ce ne sont que des voyages balisés, de petites expériences sur mesure. Nos petites frousses sont normalisées. Nous avons même eu le temps de prendre des photos. Nous avions consulté un catalogue. Il était indiqué « circuit aventures ». Alors nous sommes partis. Il y avait aventure du 14 au 28, pour 4 800 francs par personne. Il y avait aventure tous les jours, de 8 heures à midi et de 14 heures à 18 h 30. Nos aventures étaient partagées avec des gens de Tourcoing, de Narbonne – de Louviers. Ils travaillent dans un bureau toute l’année. Chaque été, ils partent vivre de grandes aventures, dans la jungle, sur l’eau des océans, au bout du monde avec leur femme et leur fille, ils croisent des tigres, montent des collines, se perdent un peu dans le désert, se retrouvent, visitent les souks, apprennent les rudiments du turc, de l’arabe ou de l’hindi, ont quelques coliques. Sabine est en sueur. Jean-Louis prend des médicaments spéciaux. Les moustiques ont attaqué Robert. Le furoncle de Louise s’est infecté. Cela fera des souvenirs – vive la sueur et les sacs à dos. Nous raconterons nos crampes. Nos hématomes. Nos piqûres. Nous avons failli nous perdre. Nous avons failli nous faire attaquer. Nous avons failli nous noyer. Nous avons failli nous faire enlever. Nous avons failli avoir la fièvre jaune. Nous avons failli nous faire dévorer. Nous avons failli y rester. Nous avons failli vivre. C’est la grande aventure du presque. Voilà la grande tristesse de nos minuscules vies : nous sommes presque des aventuriers. Nous partons loin, mais pour faire et dire les mêmes choses qu’ici. Partout où nous allons, nous restons désespérément ce que nous sommes. Nous parlons des embouteillages parmi les bambous. Nous pensons politique dans une forêt de baobabs, au milieu des requins, sur l’orange sable d’une syrienne étendue. Nous exportons nos remparts. Nous ne partons que pour revenir, dire que nous sommes partis. Là-bas n’a de sens qu’ici. Le catalogue est sans fin, des sensations en péril. Le préservatif interdit l’étourdissement originel, la pollution brime l’instinct de boire l’air pur, le remplace par de diverses hypocondries – parmi lesquelles la mythique crainte du cancer. On ne va plus à vélo dans nos villes. Il n’y aura pas de printemps, cette année, ma chère. Mais la menace pèse, aussi, sur le droit à la solitude, cette sensation pleine où nous réfléchissons, où, seul avec nous-même, nous progressons dans ce que nous sommes, dans ce que nous voulons être. Hier, c’est-à-dire il y a cinq ans nous n’avions plus le temps de prendre le temps. Aujourd’hui, nous n’avons même plus le temps de ne pas avoir le temps. C’est la solitude qui trinque – au premier débranchement de téléphone, nous sommes admonestés, blâmés, soupçonnés. L’univers est devenu une machine à épuiser le temps. Nous voilà pris dans une mécanique de consommation névrotique, compulsive, de nos heures. L’échelle s’est d’ailleurs réduite : notre société raisonne désormais en minutes. Les réunions durent treize minutes. Chacun a une minute trente pour dire ce qu’il a à dire. L’ère de la concision a commencé. L’esprit de synthèse n’entend pas dégager pour autant des plages de repos : il s’agit, au lieu de prendre le temps, de le perdre un peu – dans la flânerie, la réflexion, la lecture des chefs-d’œuvre de la littérature –, de trouver aussitôt une autre activité chronométrable et chronométrée. Le stress succède au stress, le minutage au minutage. On court afin d’aller courir ailleurs, pour une autre raison, qu’on abandonnera en courant pour s’adonner, avec une importance ministérielle, à de nouvelles célérités, à des vitesses de fin de journée, mais stressantes aussi – rassurez-vous mademoiselle. La vérité est que nous inventons notre propre stress pour exister. Nous courons pour combler l’incroyable vacuité de n’avoir pas lu Le Roman de Renart en intégralité, de n’avoir pas le courage de tout lâcher pour partir à Porto Alegre écrire l’équivalent de la Recherche ou écouter l’intégrale de Chico Buarque, nous courons pour oublier que nous n’avons rien à dire, rien à faire de notre corps, de notre vie, de notre avenir en friche, là, dissous déjà dans sa vague promiscuité avec la mort qui, elle, travaille sans relâche dans nos veines tandis que, essoufflés, nous répondons à un ami que nous n’avons pas le temps. La société détourne sans cesse – à notre insu puisque nous l’acceptons comme l’aspirant accepte avec fierté le grade de sous-lieutenant – les véritables priorités au profit de celles qu’elle invente. » (952-954)

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