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Jacques Sternberg - Mémoires provisoires

30 Mars 2015 , Rédigé par Christian Adam

Jacques Sternberg - Mémoires provisoires

« Je sors peu, je me réfugie presque sans cesse chez moi, parce que, dehors, je me sens dans la peau d’un homme perdu au milieu d’un monde étranger où il ne côtoie plus que des sujets de malaise ou d’effroi, des raisons de rancœur ou de rancune. J’en arrive à ne plus supporter la conversation des inconnues que je croise, même quand elles sont lucides et intelligentes, parce qu’elles parlent et agissent avec si peu de charme, si peu de tendresse. » (12)

« Un de mes amis m’avait un jour dit qu’il n’avait jamais connu un homme plus hypocrite et plus dissimulé que moi : aussi méprisant intérieurement et aussi sociable en face des gens. C’est peut-être vrai. Quand je ne supporte plus la présence d’un être, je ne fais ni scène ni reproche, je me retire sur la pointe des pieds. » (16)

« Avoir l’œil martien, l’avoir et le garder [..] Un œil qui peut se jeter dans la prunelle un spectacle que tout le monde trouvera banal, acceptable, et que lui seul refusera, trouvera absurde, dérisoire, ridicule, ou révoltant. Un œil qui capte inlassablement la démence ou la bêtise sous-jacente, sans cesse à l’affût, jamais dupe, jamais anesthésié, jamais enfermé derrière des lunettes euphorisantes [..] Avoir l’œil sauvage et le garder. Cela demande, non seulement un certain acide dans le regard, mais une attention, un recul de tous les instants [..] Ne pas s’attendrir, ne pas se ramollir sous une douche permanente d’explications fumeuses [..] Aborder les banalités et les conneries de tous les jours comme si on les approchait pour la première fois, avec une révolte toujours intacte, sans cesse renouvelée. Oublier qu’on est né dans cette mélasse, qu’on fait partie du troupeau, qu’on a sucé son lait, son foutre, son jus culturel, psychologique ou social [..] Douter de tout, sauf du mépris à aborder constamment, ne jamais prendre au sérieux ce que l’on crache de plus pontifiant, ne jamais se laisser avoir par les mots, les formules ou les slogans et regarder les n’importe quelle banalité quotidienne de toute la force de la dérision avant d’écouter bouche bée. Demeurer en marge, refuser d’aller au cœur des choses, se contenter d’en sourire de loin. Regarder les hommes et leurs entreprises de castors apprivoisés exactement comme si on venait de très loin et qu’on les approchait pour la première fois. » (33-34)

« Grave désaffection : je supporte de plus en plus difficilement le babillage et le radotage des jeunes femmes qui me paraissent dé­sirables, ces jeunes femmes que je supportais si bien autrefois quand leur faire l’amour me paraissait excuser n’importe quel hors-d’œuvre. L’envie de baiser n’est plus aussi obsédante, les hors-d’œuvre me semblent le plus souvent si difficiles à avaler que, lassé à l’avance, je me passe du plat de résistance. Et basculer une fille sur un lit sans lui dire un mot, sans échanger quelques phrases de dialogue, m’a toujours été impossible. J’ai besoin d’un brin de métaphysique, d’un zeste d’illusions, sans cela je ne sens aucune envie de mettre mon physique sur celui d’une femme. » (36-37)

« Je crois que je détestais par-dessus tout l’histoire, ce pompeux répertoire des riches heures de l’humanité tellement inhumaine. Simple détail, mais sans doute assez révélateur : rien ne m’ennuyait plus que cet interminable feuilleton qui ne mettait en scène que des tueurs primates, des fous furieux qui dirigeaient en toute impunité le monde, des débiles couronnés dotés des pleins pouvoirs, des bouffons bouffés aux mythes, des dégénérés et des cinglés de la répression qui menaient le monde à la récession en faisant croire à la civilisation, de pompeuses baudruches qui gardaient des moutons pompés jusqu’à la moelle, bref, des Hommes, rien que des hommes menant à la cravache, par la bravache, d’autres hommes. » (46-47)

« Parfois, je me dis que je ne reste en vie que grâce à cette hargne toujours renouvelée, à ma capacité d’étonnement et de fureur toujours réalimentée en face de l’humain. Ou alors que je provoque l’échec pour ne jamais manquer de hargne, de révolte. En fin de compte, cette virulence est ma psychanalyse à moi, le plus sûr moyen de m’éviter l’asile ou la dépression nerveuse. » (61)

« De toute évidence, je ne suis plus adapté, quelque chose s’est coincé, déplacé, je ne supporte plus [..] Inutile de me rajeunir en niant l’évidence : j’ai changé ces trois dernières années. J’ai fermé des volets en moi, j’ai plâtré des fissures, j’ai éteint des veilleuses. Je me suis enfermé en moi, je me suis tassé en moi. Je ne trouve plus le contact, je n’arrive plus à jouer la sociabilité, alors que j’ai toujours eu en moi d’inépuisables réserves d’hypocrisie. » (72-73)

« C’est sans doute parce que l’essentiel de ma vitalité aura toujours passé dans ma littérature que, sur le plan social, j’aurai fait preuve de tellement d’apathie, de veulerie et de torpeur. » (104)

« Il me faut bien avouer que j’ai toujours eu le plus grand mal à accrocher les femmes qui me fascinaient le plus sûrement. Fatal, puisque je les aime indifférentes et lucides, narquoises et allumeuses, tendres et distantes, taciturnes et tristes, donc peu enclines à jouer les oiseaux futiles et à prendre mes désirs pour leur réalité. » (117)

« Le bonheur, comme le destin ou l’âme, la liberté ou la justice, ce sont des notions floues et vides qui n’ont vraiment aucun sens à mes yeux. Tout juste si je pourrais dire que le bonheur, s’il a une vague réalité, ne peut avoir qu’une saveur un peu écœurante de pâtisserie un peu trop sucrée, alors que je ne supporte que les plats salés, acidulés, vinaigrés, très pimentés. Il me serait difficile de dire que j’ai le goût du malheur puisque la mort – le seul vrai malheur – me répugne, mais je me sens très évidemment attiré par le côté négatif des choses, les aspérités de la vie, les imprévus vitriolés, tout ce qui bouge, ce qui écorche, ce qui est en fusion, vénéneux, inquiétant [..] L’aimable me fait fuir. Le rassurant dégueuler. La propagande pour l’un ou l’autre me hérisse. Le rose et le bleu sont des couleurs qui me donnent la nausée. Je ne supporte pas les gens souriants, avenants, cordiaux, sympathiques. Je ne supporte que la littérature écorchée, épouvantée : Céline, Miller, Beckett, Bierce, Cioran, et les autres. » (142, 144)

«­­ On a affirmé que l’esclavage a été aboli depuis belle lurette, mais c’est évidemment faux. On dit cela pour pousser au travail, à la chaîne à faire du profit, des millions de salariés qui ne sont jamais que des forçats de la fatigue comme les employés de bureau sont des forçats de l’ennui. Sans un travail intensif, un respect continu du travail, un sens aigu du devoir social, une présence efficace et attentive, une bonne dose de déférence et de persévérance, aucune chance de promotion, de gros salaire, de monter dans les haubans de la société.» (142, 144)

« Je ne me suis pas fait, à coups de concessions, de reculs vers le grand public et de compromissions, une grasse carrière dans la littérature, où il faut faire le trottoir pour réussir. Je ne me suis pas fait un grand nom, mais j’ai gardé le droit de sourire à Jacques Sternberg, à ce petit nom que je n’ai jamais trempé dans la soupe ni dans le fumier parisien, ni dans la fange de l’arrivisme ni dans la boue de la flagornerie. Je me suis fait une quantité d’ennemis que je méprise, mais je ne me suis pas brouillé avec moi-même. Dois-je le dire ? Je trouve cela plus important que n’importe quoi. » (170)

« Disons que je suis un joyeux neurasthénique ou un amusant pessimiste. Une sorte de clown des bureaux qui fait l’idiot pour se distraire lui-même et fait rire ou énerver les autres. Je souris pour ne pas grimacer sans cesse, je plaisante parce que je ne prends malheureusement rien au sérieux, et un rien m’amuse puisque la connerie quotidienne m’attire invinciblement et me fait toujours réagir. Mais cette attitude est étroitement liée au mépris qui ne me quitte jamais, aussi fidèle que mon ombre, même quand il n’y a pas de soleil. Je ris beaucoup parce que tout me paraît dérisoire, ridicule ou simplement idiot. [..] Je ne prends rien au sérieux parce que le fond des choses – ma vérité vraie – me paraît tellement tragique, tellement effrayant, inacceptable, qu’il vaut mieux en rire au lieu d’y penser ou d’aller se perdre fort inutilement dans les fioritures du grand néant planétaire qui est notre seule véritable fosse commune. Je souris, je pense à d’autres détails plus futiles, je m’agite, je fais le pantin et le pitre, je fais mon temps en allant de diversion en diversion, de fille en fille, de fil en anguille parce que si je devais m’arrêter, cesser de bouger pour penser au gouffre qui est en moi, au-dessus de moi, sous moi, je ne pourrais que hurler de terreur, perdre les pédales et sans doute la raison.. » (181-182)

« Si d’autres hommes ont affiché des sentiments aussi pessimistes que les miens, je ne vois pas pourquoi je m’en priverais. Après tout, la planète regorge d’inconscients béats, de castors exclusivement hantés par le boulot, de responsables ivres de leurs responsabilités, de mystico-crédulants avides de se jeter aux genoux de n’importe quoi et d’amoureux passionnés de leur nombril ou de leur compte en banque. Mettre un peu de vitriol dans leur vin blanc ne peut leur faire aucun mal. D’autant plus qu’ils ne boiront jamais ce breuvage puisqu’ils ne me liront pas. Et même s’ils devaient me lire, ils croiraient que tout cela n’est pas sérieux, que j’en rajoute pour faire de l’effet, pour en tirer des effets. À leurs souhaits. Tout est donc pour le mieux dans le pire des mondes. » (185)

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Jacques Sternberg - Un jour ouvrable

9 Mars 2015 , Rédigé par Christian Adam

« Comme je n’ai jamais eu assez de présence pour intéresser les gens à ma personne, je comptais sur les choses, les événements pour me venir en aide. J’ai attendu en vain. Même les circonstances m’ont évité. Elles m’ont laissé flotter, indifférentes, ne me décochant ni chance ni malchance, observant à mon égard la plus stricte neutralité. » (43)

« Où aller ? Quel refuge gagner pour échapper à la gluante présence que dégagent les êtres, leurs paroles, leurs actes ? Comment éviter la certitude que la journée vient à peine de commencer, qu’elle contient encore des milliers de secondes et que ces secondes ne contiennent aucun germe d’imprévu, rien que les innombrables bacilles du déjà-vu ? » (45)

« Étrange d’ailleurs d’admettre que l’homme se réveille parfois, la nuit, affolé par quelque cauchemar et que jamais il ne lui arrive de se redresser en sueur, terrorisé à l’idée d’être debout dans une journée comme tant d’autres, enlisé dans cette existence que l’on doit supporter sous le prétexte un peu ridicule qu’entre la vie et la mort on n’a pas prévu de solution intermédiaire. » (60)

« Il faut fuir [..] C’est cela : tout oublier et ne penser qu’à la fuite. Dépasser d’un millimètre ma mort. Enjamber tout l’avenir inutile qui m’est alloué pour arriver là où rien ne m’attend. » (104)

« Ah, le travail ! Il anoblit tellement l’homme que celui-ci a fini par revenir au singe ; il est à tel point la hantise de ce monde que j’ai parfois l’impression que, même dans ma tombe, je devrai avoir un emploi, des références et un métier lucratif. Alors quoi, en réponse à tous les syndicats et bourses du travail, personne n’avait donc jamais pensé à fonder un Comité de Lutte contre le Travail ? » (106)

« On peut lutter contre l’adversité, ses sentiments ou une horde de fauves, mais comment lutter contre la maussade aventure sans aventures que contient n’importe quelle journée du calendrier ? Approuver, seule solution. Et se laisser emporter dans cette lente plongée sans risques et sans heurts à travers les différents paysages de l’ennui. » (106)

« Comment croire que l’homme, cet écorché vif, qui doit fatalement cracher ses poumons et ses râles, ses passions et ses frayeurs, que l’homme soit également capable de crachoter par la même gorge de courtoises inepties en réponse à cette interminable lettre de réclamation que représente n’importe quelle journée de travail ? Comment admettre que l’homme qui s’équipe d’un scaphandre pour descendre sous l’eau, d’une bouteille d’oxygène pour monter dans le ciel, de toutes les précautions pour aller au devant du moindre imprévu, comment admettre qu’il s’enfonce sans protection aucune dans l’heure à vivre, le visage à découvert, sans réserve d’air, sans drogue, les mains nues, désarmé, anémié, résigné ? Donc personne pour affirmer une fois pour toutes qu’aborder une matinée de travail représente une aventure plus visqueuse que de s’enliser dans quelque jungle des tropiques ? Personne non plus pour se redresser en plein centre d’une entreprise et hurler son refus d’avancer dans ce cauchemar sans issue puisque sans possibilité de se réveiller ? Personne, non. Pas même moi. Je ne cherche plus à vivre, mais à survivre. Je laisse faire, je laisse aller. Et coule la galère. Je suis depuis longtemps perdu dans un océan d’heures acolores, molles et tièdes [..] Parfois je m’arrête, hébété, puis je me laisse de nouveau entraîner. » (108)

« La conscience d’un interminable surplace me paralyse alors, me glace, me donne soudain une densité minérale qui n’est plus celle d’un corps humain, mais celle d’un solide comme un cube ou un parallélépipède. Certains ont un passé, un avenir ; moi je n’ai qu’un éternel présent qui ne varie jamais. Dans cet espace clos, il ne se passe jamais rien. Ni imprévu, ni incident. Même les mirages n’ont pas cours. Le seul incident marquant de ma vie sera ma mort, je le sais. Les coups de chance, les billets gagnants, les heureux concours de circonstances sont réservés aux autres. Moi je ne vis que de déjà vu, de prévu, de déjà vécu tous les jours. Je ne vis pas, je revis. En perdant graduellement du temps, du terrain, des forces, des illusions. Je ne mûris même pas, je m’engrise simplement [..] Il reste la mort, bien sûr, dans des cas pareils. Mais la mort, cela doit être bien monotone également, toujours ce recommencement de toujours le même vide, cette routine du néant [..] Et puis se donner la mort est vite dit, mais comment se donner la vie ensuite si l’on est déçu par sa mort ? » (160-161)

« Dans cette rue où j’avance sans aller nulle part, des milliers de gens vont et viennent, hantés par un but précis, pressés, compressés vaille que vaille, vaillants, travaillés, travailleurs, se démenant surmenés, menés par leur passé et leurs passions, leurs horaires et leurs horreurs, leurs bénéfices et leurs bonnes fesses. Ils tournent leur dos à la journée d’hier, fonçant dans l’aujourd’hui, tournés vers le demain, persuadés d’être toujours à des millions d’années-lumière de leur tombeau. Ils sont, ils ont, ils vont. Alors quoi ? Pourquoi ne puis-je agir et réagir comme eux, comme tout le monde ? Pourquoi cette sensation constante que ma mort mise à part entière, le reste ne peut être que mirage ? Quand même, les autres arrivent à oublier. Moi seul, je ne m’adapte pas à ce piège. » (182)

« Qu’il est doux de vivre dans un monde aussi puissamment organisé, au gré des alexandrins qui affirment en douceur que l’interdiction est la mère de tous les services. « Prière d’entrer avant d’entrer », « Il est dangereux de se pencher par les fenêtres fermées », « Défense de défendre avant six heures », « Refermer cette porte avant de l’ouvrir ». On avance, on se laisse emporter par le rythme des mots et le génie de l’homme. Quel éblouissement ! Tous ont pensé à tout. Aucun détail n’est à revoir, rien n’a été laissé en suspens. La planète peut sauter, au moins elle explosera bien garnie, entièrement achevée. En attendant, il suffit de suivre les avertissements à la trace. Ouvrir les yeux, fermer la pensée. Cela surtout : ne pas penser. La planète pense à votre place. » (209)

« J’ai quelque hâte de m’esquiver et de me fixer une fois pour toutes un but précis. Le travail doit pouvoir servir. Et puis ne garantit-il pas la santé ? Heureux ceux qui ont des dettes, des soucis d’argent, des échéances difficiles, des horaires à respecter, des déchéances à craindre. Cela force à penser à tout, à n’importe quoi. Alors que moi je suis voué à ne penser à rien. Et de ne penser à rien à penser au rien, il n’y a qu’un pas. » (246)

« Je ne suis pas résigné ; je suis absent. Je n’aurais même pas la force, ni la volonté d’aller jusqu’à un sentiment de résignation. Je ne m’en vais pas à la dérive, je coule au ralenti dans ma propre stagnation. Je fais l’amour de façon abstraite avec le rien. Je suis la démission absolue. » (310)

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