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Patrice Jean - l’Homme surnuméraire

10 Janvier 2018 , Rédigé par Christian Adam

« L’aliénation par le travail, en déliant les hommes de leurs préoccupations personnelles, sauve ces derniers du vide et de la médiocrité contemplée, médiocrité qui acculerait beaucoup d’entre eux à la dépression et au suicide. » (10)

« Je l’imaginai alors, le matin, devant son miroir, les traits fatigués, la poitrine flasque, quelques poils gris sur le torse, le ventre dégoulinant, le sexe rabougri, les jambes torses. La vieillesse l’avait rattrapé ; la mort ne tarderait pas. Sa « philosophie traduite en vingt-quatre langues » ne le protégerait pas contre le cancer, la souffrance, la mort. Nous étions frères en infortune, comme tous les êtres humains. Un homme ne devient intéressant que lorsqu’il commence à perdre, me dis-je avant de quitter la plage. » (62).

« Les motifs misérables que l’on prête aux actions des autres révèlent nos propres mesquineries. » (74)

« Alors que le romancier s’affronte au monde, à la vie, au néant, au chaos, l’universitaire, lui, se confronte aux livres qui parlent du monde, de la vie, de l’amour et du néant : ce n’est pas la même chose.» (81)

« N’être plus rien, quand on est un moins que rien, c’est une authentique promotion. » (104)

« Il croyait vraiment que les femmes étaient en soi  intéressantes, que n’importe quelle femelle pourvue d’atouts voluptueux méritait qu’on l’honorât d’une saillie. […] Avait-il vraiment  envie de palper les seins de Nicole Berthelot ou de mettre les doigts dans Laurence Raynaud ? Passer sa langue sur le clitoris de Laurence Boyer et de toutes les Laurence Boyer de la terre, c’était donc ça le sens de la vie ? […] Lui-même, dans son adolescence, aurait souscrit à une telle entreprise, conforme aux attentes de son pénis. Mais il avait suivi un autre chemin, d’ailleurs plus congruent aux aspirations de beaucoup de femmes : la fidélité, le mariage, les enfants. Il n’avait pas écouté les conseils de son pénis mais ceux de son cœur, de sa raison et, moins glorieusement, de sa fragile constitution qui aspirait, plus que tout, à la tranquillité. […] Et si Chauvin avait eu raison ? Sa vie était une suite d’après-midis dans des hôtels bon marché, de mensonges, de trahisons, de déséquilibres, mais que de femmes, de rencontres, de désirs assouvis ! Il y avait peut-être plus de sagesse dans la bite de Chauvin que dans les œuvres complètes de Sénèque et de Kant réunis, augmentées de L’Harmonie intérieure du Dalaï Lama…Peut-être.» (104-105)

« L’espèce se développe d’une façon inouïe, invente, découvre, engendre des technologies inédites. Mais l’exemplaire humain n’est le plus souvent qu’une ombre de l’époque, un reflet du temps présent, engorgé des idées les plus sottes de la saison. Le grand secret de l’existence est que l’être humain ne pense pas : c’est une marionnette bredouillant avec orgueil un texte collectif, banal et sans surprise. » (109)

« Les paroles de ses semblables l’irritaient car l’on finit par se mécontenter du retour, chaque matin, des mêmes gestes, de la brosse à dents idiote, de l’éternelle mélopée électrique du rasoirs : les êtres humains, tous prévisibles, prétendaient pourtant à l’unicité et à l’originalité. Quelle bande de cons ! » (109)

« À ce stade de la déréliction, il n’était plus très loin de la lecture, de la littérature, cette plaisante retraite des bannis de l’existence. » (109)

« Les laideurs de l’égoïsme éclosent souvent sur le terreau du chagrin. » (114)

« La vie s’effilochait dans le rien, pareille à celle de tous ces hommes en trop, tous ces chômeurs, ce surplus inutile que le capitalisme n’absorbait plus dans son déploiement mondialisé. » (147)

« La lassitude se lisait sur le visage dévasté des passants, mais tous obéissaient à une Loi inviolable qui gouvernait leur pas, ravageait leurs vies ; on aurait dit que chacun ourdissait quelque plan ténébreux, nécessaire, contraignant ; on aurait dit, à les regarder, que la vie était quelque chose de sérieux. Très peu lambinaient dans l’à côté des choses : beaucoup de hamsters dans leurs roues, de mules dans la noria, de renards affamés ; peu de vaches ruminantes, paissant dans la douce inutilité d’un après-midi ensoleillé. Même les touristes, cohortes de Coréens, couples américains, familles allemandes, obéissaient à un programme culturel. L’humanité, pensais-je, n’aurait jamais dû s’échapper des pentes herbues où bergers et bergères s’enculaient à l’abri des néfliers, pendant que les brebis tondaient le pré de leur langue râpeuse. J’étais d’humeur mélancolique et pastorale. Paris suintait de tristesse, Paris était la ville la plus triste du monde. On ne pouvait arpenter ses rues sans ressentir le poids des siècles, l’évaporation de millions d’individus, les bonheurs passés, la fragilité de nos vies. » (167)

« “Excusez-moi, reprit-il, je sais que rien n’est plus ridicule que d’espérer de l’avenir une légitimation de nos aigreurs. Je me laisse aller à prophétiser, comme un p’tit Zarathoustra du dimanche. Qu’importe l’ensevelissement de l’art sous les décombres de la culture de masse ; continuons de nous amuser entre les gravats !” Il leva son verre à je ne sais quel dieu absent ou, plus sûrement, à l’esprit de dérision. C’est tout ce qu’il nous restait, on n’allait tout de même pas s’en priver ! » (172)

« Dès qu’il agissait, jouait, conversait, il oubliait le lugubre chemin vers la mort. Mais le retour à soi qu’imposait l’appartement de Bagneux le privait de l’insouciance et le livrait au désespoir. L’homme occidental, sans le secours de Dieu, est obligé d’être heureux, sinon il en chie un max. Tel état le fond de sa pensée. Il avait triomphé du suicide et, sans aimer sa vie, avait peur de la mort. Il était semblable à des millions d’hommes. Sans rime ni raison. Si Dieu n’existe pas, tous les hommes sont en trop, au sens où ils se confondent avec la gratuité absolue. Ils peuvent être là, ne pas l’être, il n’y a personne pour s’en émouvoir. » (216-217)

« Chantal pourrait aussi ne plus rencontrer personne. L’hypothèse n’avait rien d’improbable : elle n’avait connu aucun homme jusqu’à cet été en Dordogne, il n’était pas incongru qu’elle poursuivît sa vie solitaire, dans l’absence et le vide, sans tendresse, sans un être à ses côtés pour qui elle existerait et à qui elle se confierait ses joies et ses peines. Le passage des ans n’arrangerait rien : son visage se chiffonnerait comme une pomme ratatinée et desséchée. On ne la regarderait pas : elle deviendrait invisible. Elle travaillerait de longues années dans la maison de retraite. Un jour viendrait où même les vieillards libidineux ne ressentiraient plus rien quand le gant de toilette frotterait leurs organes génitaux. À son tour, elle rejoindrait l’arrière-boutique de la mort, ce long temps où l’on est censé profiter de la vie à l’heure où tout se désassemble. » (218)

« Rien n’était joué. Tout finirait mal, tout serait effacé. Mais le conditionnel n’est pas le temps de l’existence, ni le possible la modalité principale de l’existence humaine. Vivre, c’est être présent au monde. Pour certains, le peu qu’est la vie, îlot risible battu par les flots du néant, a tant d’agrément et de douceur qu’ils l’aiment malgré tout – même si la plupart ignorent le peu qu’ils sont. » (219)

« Que n’existe-t-il un aspirateur pour la poussière de l’âme, toutes les rancœurs accumulées depuis des lustres, toute la nostalgie indécrottable, les petits riens dans les recoins du souvenir, les petites tracasseries jamais nettoyées, les dépôts de l’ennui, les particules de neurasthénie, toute la chienlit qu’on absorbe au cours des jours. Les jours salissent nos espoirs, polluent nos sentiments et je n’aimerais pas renifler une âme de trop près, les puanteurs du corps ne sont en rien en comparaison de la vie infecte qui germe à l’intérieur. Il faudrait des domestiques pour, tous les vendredis, épousseter les salissures occasionnées par le bavardage et la nullité de nos rencontres. Le faire vraiment, laver, ne pas s’accommoder, à la façon d’une cure psychanalytique, prompte à ce que chacun aime ses bobos comme on s’habitue à sa propre odeur. » (221)

« J’écrivis quelques phrases, le premier soir, dans l’exaltation du désespoir. Au matin, les paragraphes géniaux avaient la gueule de bois, comme si, sous l’effet de l’ébriété créatrice, j’en avais surestimé la pertinence et l’originalité. » (242)

« Je me mis à douter de l’intérêt de ce que j’écrivais, de l’utilité d’ajouter une histoire de plus dans un monde gorgé d’histoires jusqu’à la gueule. Pour écrire, il fallait qu’une cécité me voilât, au moins, la vanité de mon projet, que je n’aie pas à l’esprit, à l’instant où j’allumais l’ordinateur, la totalité des écrivains ou aspirants écrivains qui, au même moment, frappaient sur leur clavier, raturaient un manuscrit, estimant, les idiots, que leurs écrits n’étaient pas sans importance. D’un autre côté, mesurer la vanité de tout n’était jamais qu’un prétexte pour ne rien foutre.» (244)

« Je me consumais sur place. J’envisageais comme une félicité l’absence de désir qui, disait-on, accompagne la vieillesse. Au moins,  dans une maison de retraite, le vieillard ne bande pas dans le vide, il ne bande plus du tout, son sexe, pareil à un drapeau en berne, penche vers la terre, comme pour lui indiquer le chemin à suivre. » (249)

« Nos vies emmêlées pendant quatre ans, au point de composer une trame unique, se détachaient l’une de l’autre. Je contemplai le passé comme on se penche sur l’existence  d’un mort ; un jour, le tout de ma vie n’aurait pas plus de substance que ces quatre années évanouies. Sauf qu’il n’y aurait personne pour s’y intéresser, pour en regretter les moments de grâce, en estimer la valeur, en dénombrer les défaites et les victoires. L’illusion que la mort ne dévorait pas l’existence s’était dissipée, et je voyais maintenant la bouche d’ombre qui reprenait son bien, seconde après seconde, heure par heure, jour par jour. Si un magazine, Elle ou Marie-Claire, m’eût interrogé sur la raison qui, selon moi, présidait à la pérennité d’un couple, j’aurais répondu sans hésiter : l’illusion de la durée. Une telle réponse expliquait pourquoi aucun magazine ne s’intéressait à ma théorie. » (250)

« Combien ai-je vécu de ruptures ? Je sais ce qu’il en est de la détresse amoureuse. Je comprends la vôtre.  Pourquoi souffrons-nous de la fragilité des choses, alors que la fragilité est la Loi du monde ? J’ai le sentiment que nous ne sommes pas faits pour la vie, que l’homme n’est pas à sa place sur ce globe terrestre, que rien n’est à sa place. » (255)

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