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Jean Cau - L’ivresse des intellectuels. Pastis, Whisky et Marxisme.

26 Mai 2013 , Rédigé par Christian Adam

Jean Cau - L’ivresse des intellectuels. Pastis, Whisky et Marxisme.

[Quatrième de couverture] Il était une fois une après guerre - les années quarante, cinquante et soixante - au cours de laquelle l’intelligentsia française (Rive gauche, Saint Germain des Prés, Paris VIe arrondissement) passa son temps à se poser le dilemme shakespearien : Être ou n’être pas. Quoi ? Communiste ! Le lieu où méditaient nos Hamlets romanciers, essayistes, critiques, philosophes, journalistes, profs, etc., n’était pas un cimetière mais quelques bars et cafés plantés sur cinq ou six hectares de terre parisienne. Et ce n’est pas un crâne qu’ils tenaient à la main mais un verre de whisky ou de Ricard. Et ce fut, comme l’on dit, "toute une époque", une époque que Jean Cau, témoin privilégié, évoque dans ce livre avec la virtuosité d’un grand style qu’il plie à sa volonté selon qu’il manie la satire, trace le portrait, fait revivre l’anecdote, se met lui-même en scène et en question, désarme par l’humour ou, par longs et magnifiques éclairs, nous parle, avec une tendresse d’une rare pudeur, d’une ombre qui erre encore dans les bars de la Rive gauche, l’ombre - ivre – d’Antoine Blondin. Ce que fut l’intelligentsia d’après-guerre, comment elle pensait, vivait, palabrait, buvait, s’enivrait de mots et d’alcool, comment elle se comportait (pas très brillamment) avec les femmes, quels furent en somme les us, coutumes, mœurs, mots, cultes, illusions et ivresses de l’espèce intellectuelle, Jean Cau, verve superbe au poing, nous le donne à revivre comme nul, à ce jour, n’y avait réussi.

« Tant bien que mal, la franchise, ça ressemble à un panier d’œufs. Tout frais, tout beaux. Mais, si l’on trébuche, il suffit d’un heurt et ça coule, visqueux, entre les mailles de l’osier. » (13)

« Mon catharisme m’a toujours dédoublé, ce qui donne, réunis et bataillant en ma seule personne, un anarchiste conservateur, un gaucho fâchiste, un lapin qui nage et une carpe qui vole, un misogyne qui adore et comprend l’âme féminine comme personne, un écrivain plutôt fou d’écriture mais qui craint d’être publié, un soldat de l’An II qui crie « Vive l’Empereur ! », un amoureux de l’ordre, toutes quilles bien droites et alignées mais dans lesquelles on lance la boule qui les désordonne. » (18-19)

« J’accablais [ce diable de corps] de reproches en l’enfermant dans sa cage mais, sournois, oubliais d’en fermer la porte. C’est ennuyeux d’avoir une âme immortelle et qui rêve de s’épanouir comme un lys dans un corps sacrément mortel, ivre de plonger dans le monde et de se rouler dans des herbes folles. » (19)

« Une toute petite foule, passe encore, on peut appeler cela une bande de copains, mais à la foule-foule, à l’énorme pâte humanoïde [..] un cathare bien né ne saurait se mêler. Pour cette simple raison, nécessaire et amplement suffisante, que l’être humain n’est pas, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, beau mais, sur cette terre où il pullule, laid. Contrairement à d’innombrables espèces dont tous les membres sont beaux, l’espèce humaine est laide, qui le nierait ? surtout lorsqu’elle est en civil. » (40)

« Le civil, dans le métro, sur un quai de gare, le civil qui défile pour scander ses légitimes revendications, c’est bien laid. Se fondre dans ça, être un grumeau parmi les grumeaux, Seigneur, évitez-nous ce sort commun, ce destin de fosse commune ! » (41)

« Ça paraît simple, à première vue, une féministe, ça professe des idées carrées et ça fume des Gauloises et puis, quand s’ouvrent les draps, voilà que c’est compliqué comme une bourgeoise qui se rend deux fois par semaine chez le coiffeur et trompe son époux comme une héroïne de Paul Bourget. » (54)

« La bourgeoisie, si elle ne va plus à la messe, va toujours à l’argent et, si elle est contre l’apartheid, n’en a pas moins une employée de maison sri-lankaise souvent payée, comble de racisme ! au noir. Mille exemples, tous cocasses les uns plus que les autres. On s’épuiserait à en donner. » (57)

« Aller aux putes ? [..] Mais, les philosophes, comment les concevoir en train de se livrer sans défaillir à des rites où ni la cervelle, ni la culture, ni la dialectique, ni les diplômes, n’avaient leur part. Donner le « petit cadeau » sur une table branlante, se dévêtir, éviter surtout de vouvoyer la dame, choisir « un complet » et autre chose, se laisser nettoyer le kiki par des mains expertes, peut-être se voir prié de se gainer d’un ustensile en caoutchouc, oui, tout cela et, durant cette cérémonie rituelle, ne pas penser ? Être objet du désir anonyme contre argent comptant et, en échange, désirer ce tas de matière vivante qui ne se dénude qu’au rythme des billets raflés par une main aux griffes rouges ? [..] Comment s’arrêter de penser, comment oublier la philosophie, que l’on se chosifie en face d’une chose, que l’on sacrifie au rapport maître-esclave, que l’on achète un pour-soi ? Par-dessus le marché, il est avéré que toutes les putains sont réactionnaires ! » (76-77)

« Contre quoi protester, manifester, signer, avec qui défiler ? Quelle cause épouser qui, à peine s’est-on à elle marié, ne démontre sa stérilité et combien il est triste de malaxer ses chairs molles et d’en attendre une jouissance. La chambre reste silencieuse, l’étreinte se lasse, ça ne mouille ni ne bande. La mariée est froide et l’époux impuissant. On a recours, au fond des bois, à l’onanisme. On rêve d’une garce, sale et belle fâchiste qui passerait par là et qui crierait d’épouvante quand on ouvrirait son pardessus en la menaçant d’un zob retrouvé. Inutile labeur, le bois est désert que seuls parcourent des promeneurs en loden tranquillement ploutocrates. » (96)

« Pourquoi voter quand on sait que l’enjeu du Grand Avenir n’est pas là ? Comment un intellectuel pourrait-il croire qu’en raflant un rectangle de papier, en s’enfermant dans une sorte de pissotière à rideaux et en glissant ce papier dans un cube de bois, il changera le monde ? Comment, lui qui est un penseur et noircit des rames de papier en pensant, condenserait-il, en un bulletin marqué de noms de non-penseurs, sa pensée et son choix ? » (102)

« [..] la révolution de mai 68 fut plutôt sobre [..] Ce fut la première révolution de notre Histoire qui se déroula sous le signe de l’eau minérale. » (114)

« La France n’est plus une nation, un pays, un peuple, une patrie, mais un État de droit, de droits empilés de guingois les uns sur les autres, en une gigantesque pyramide que couronnent ceux d’une mystérieuse hommerie. » (132)

« Antoine Blondin, maîtres à penser, marxisme, communisme, intelligentsia, tous morts [..] Ne survivent à l’hécatombe que quelques livres d’Antoine qui, fine mouche, n’avait pas parié sur la fin de la plus-value mais sur les lendemains qui boivent. » (140)

« La Révolution passe, rouleau compresseur qui a écrabouillé des dizaines et des centaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants ; détruit des peuples et terrorisé des continents, domestiqué des foules d’intellectuels qui ont bêlé comme des moutons les uns et ricané comme des hyènes les autres, la Révolution passe, la vodka reste. Le drapeau rouge a été déchiré [..] l’intelligentsia aligne ses crânes sur les étagères des murs des catacombes ; les ivrognes, saint Antoine, sont immortels. » (141)

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Régis Debray - Du bon usage des catastrophes

11 Mai 2013 , Rédigé par Christian Adam

Régis Debray - Du bon usage des catastrophes

« La mise en attente dans un vestibule d’horreurs excite notre appétit pour “la solution enfin trouvée”. À savoir la décroissance sur une planète enfin libérée du nucléaire et des OGM pour l’écolo, l’autogestion généralisée pour le socialiste grand teint, les élections libres pour le démocrate, le gouvernement mondial pour le technocrate, la voiture propre pour l’ingénieur, l’exode de l’espèce vers d’autres galaxies pour l’astrophysicien, etc.» (36)

« Le vocabulaire cambré de l’ultime et de l’extrême a un pouvoir de dilatation jouxtant l’ivresse. Il se rumine avec orgueil parce qu’il nous met à part, sur un pic de lucidité, qui laisse aux médiocres les positions médianes. Nous, héroïques et amers, on est meta, après et au-dessus, au courant des grands secrets. Pareils au dernier homme au l’île de Pâques regardant le soleil se coucher à l’horizon.» (45)

« [Le prophète de malheur] est un malade des signes. Un sémiopathe, à tout instant exposé à des accès de prévisionnite ou de sondomanie [..] Ayant l’herméneutique innée et compulsive, il ne peut s’empêcher de voir double [..] L’idiotie du réel lui est psychologiquement insupportable. Plus encore, la brutalité bête des accidents. D’où le caractère prévendu des théories du complot (on nous cache quelque chose) ou des signes des temps (ce n’est pas un hasard si) [..] On murmure en battant des cils qu’on s’est simplement mis à l’écoute du vent dans les arbres [..] Épeler la conjoncture comme une partition [..] Donner des cordes vocales à l’occulte [..] déséquilibrés comme nous sommes, incapables de nous tenir les pieds joints sur cette pointe de diamant, l’instant, l’insaisissable instant [..] toujours partant pour le programme irréalisable.» (46-47)

« Comment opère le virtuose ? En mettant une majuscule à tout ce qui se présente d’un peu insolite [..] En rajouter, majorer l’enjeu : voilà un vice toujours récompensée. Le prophète distance non seulement le chroniqueur par la surenchère, le flou de formulations sibyllines et multicartes, la posture du stylite ou de l’incompris. Il surclasse le moraliste comme l’orgue le violoncelle.» (48-49)

« Nous ne décidons plus de nos lois, de nos actions ou de nos inactions guerrières, ni du taux d’intérêt de la Banque centrale, ni du sens des vents, mais dans le désabusement hautain, façon hidalgo venido a menos, nous restons souverains, maîtres et possesseurs des grands mots qui font frémir.» (64)

« Enfoncer le clou. Le charisme vient en carillonnant. On ne vantera jamais assez les mérites de la marotte. Qui eût un jour dans sa jeunesse une idée insolite, inattendue, fermera les écoutilles et se mettra en boule, sourd et monomaniaque. Pour passer le mot, commencer par le répéter, sans gâcher un joli court-circuit mental par de fastidieuses vérifications sur le terrain, qui freineraient le passage en surmultiplié [..] En bref, sécuriser son délire, garder la chambre. [..] Le fait n’a jamais fait foi ; il brouille les lignes, modère l’enthousiasme et sème la confusion. » (91)

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