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Jacques Sternberg – Sur la prière

21 Mai 2021 , Rédigé par Christian Adam

©Anthony Falbo, A Cubist Prayer One World One God (2012)

« L’Église, toujours lourde de sens pratique, a imaginé la prière, ce téléphone du chrétien, pour éviter tout contact inutile avec les déshérités qu’elle arrose d’eau bénite du bout des doigts et se hâte de renvoyer directement au patron, à Dieu le Père Lui-Même par la voie des cieux sans même passer par la télégraphie sans fil. Incroyable, mais vrai, pas besoin d’aller à la poste pour s’adresser à Dieu, il suffit de lui parler. Et comme il est toute ouïe, toute bonté, toute disponibilité pour quelques milliards d’individus qui ont tous leurs problèmes personnels, il ne peut que se pencher avec attention et sollicitude sur le cas particulier de chacun et le régler vite fait. Et cela aussi, ça marche. Des fournées d’hébétés éperdus prient tous les jours, de toute leur hâme. Spectacle simplement désarmant de comique quand on imagine un Terrien priant Dieu, spectacle qui devient carrément cosmique quand on imagine des millions de Terriens priant tous Dieu en même temps, avec tous la certitude que ce même Dieu s’intéresse particulièrement à eux. Si Dieu existait, ça le ferait sangloter de rire. Imagine-t-on en effet comment diable Dieu ferait, s’il existait, pour enregistrer toutes les prières qui montent vers lui de tous les points du globe, depuis les recoins perdus de toutes les capitales jusqu’aux trous perdus au bout du monde ? Quelle avalanche, quel encombrement ! Combien de prières montent vers le ciel par heure ? Ou même par seconde ? Comment imaginer la perplexité de Dieu au cours d’une seule seconde de sa vie, harcelé, traqué, agressé par toutes ces voix et ces suppliques qui montent vers lui ? Toutes différentes, toutes anonymes, parfois pathétiques, parfois atroces, stupides ou anodines, grossières ou banales.

Mon Dieu tout-puissant, notre Père qui êtes aux cieux, faites que mon enfant guérisse, que je gagne le 100 mètres aux jeux Olympiques, que je trouve demain un croûton de pain sur mon chemin, que ma femme me revienne, que mon épouse ne revienne jamais, que mon mari se fasse écraser en traversant la rue, que mon défunt époux me soit rendu, que mon dîner de ce soir soit réussi, que mon poulet ne soit pas trop cuit, que mon poste de télévision soit réparé avant ce soir, que la guerre au Vietnam cesse demain, que mon roman ait le prix Renaudot, que mon avion ne tombe pas dans l’Atlantique, que mon amant ne remarque pas que mon slip n’est pas très propre, que Dieu soit loué, mon appartement aussi, que le témoin à charge que j’ai fait abattre soit vraiment mort, que le monde ne connaisse plus la famine et la guerre, que la foudre tombe sur mon voisin qui a dans son verger un pommier qui m’appartient, que ma fille devienne un garçon, que je puisse bander à mon prochain rendez-vous, qu’on me les coupe une fois pour toutes, que je sois augmenté dans le courant de l’année, que l’on m’installe enfin le téléphone, qu’il y ait de nouveau une guerre mondiale afin que les affaires reprennent, que je sois élu à la présidence, que je sois renvoyé pour que je puisse toucher mes indemnités, que Dieu soit loué, meublé ou non meublé, que le garçon que j’ai rencontré hier soir soit également pédé, que le ciel nous accorde un peu de pluie, qu’il fasse beau demain, que ma campagne de publicité donne un sang nouveau à notre détergent, que personne ne remarque que j’ai fraudé mes contributions, que le toit de l’église soit réparé avant Noël, que le diable emporte ma voisine, que notre équipe remporte le match de dimanche prochain, et ainsi de suite jusqu’à épuisement des doléances, des sujets d’effroi et de froid, des plaintes et des exigences, et tout cela en une seule seconde…

On espère que Dieu dispose d’un bon central téléphonique, mais une telle ruée de demandes, de suppliques et de prières paraît, de toute façon, très au-dessus de ses possibilités. Quand il n’y avait dans l’univers qu’un seul habitant nommé Adam, il a suffi que ce dernier se cache derrière un buisson pour que Dieu lui demande, furieux : « Adam, où es-tu ? » Et on voudrait nous faire croire qu’il voit tout, qu’il entend tout, qu’il est partout, maintenant qu’il y a des milliards de Terriens en ce monde, sans parler des habitants des autres mondes qui sont probablement aussi croyants que nous, aussi imbibés de religiosité ? Tout cela n’est pas très sérieux, ni très logique. Mais la religion a toujours tiré le plus grand profit de son manque de logique : ça éblouit de toute évidence les âmes simples qui ne pensent pas si loin, qui ne demandent en réalité qu’à ne jamais penser. Avec la religion, elles sont servies : elle pense pour eux et toujours le plus stupidement possible. Alléluia, amen, ainsi soit-il. »

(Jacques Sternberg, Lettre ouverte aux Terriens)

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