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Pascal Bruckner – Lunes de fiel

27 Juin 2021 , Rédigé par Christian Adam

Sur la fraîcheur et le charme de la nouvelle rencontre :

« Elle était si pleine de charme, d’enfance, d’esprit qu’on se demandait selon la formule consacrée comment on avait pu aimer avant elle. Toutes les antérieures semblaient des esquisses de celle-ci qui serait leur apothéose. À l’époque, je sortais d’un lien de deux ans qu’avaient guillotiné l’ennui et la routine. Je retrouvais la jouvence qui s’attache aux commencements. Sans la connaître j’aimais déjà chez Rebecca l’amour qu’elle allait m’inspirer. Pouvais-je me flatter de gagner le chemin de son cœur ? Dès l’abord, elle fut pour moi de ces êtres essentiels qui vous portent aux limites, quand les autres, nous le devinons, ne nous dépayseront jamais. Elle avait un air fou et caressant, prêt à tout pour me plaire, elle rayonnait avec une façon de s’abandonner en se mettant hors de mon atteinte qui me chavirait. Cette distance subtile, à laquelle je prêtais des desseins extravagants, avait le don de me captiver en m’inquiétant. Qu’importe, je la faisais rire, inventant des bons mots, célébrant l’opulence des faits les plus anodins, tirant de la banalité une faculté de renouvellement infinie. Les vraies rencontres nous jettent hors de nous-mêmes, nous mettent en état de transe, de création permanente. Je l’amusais et l’étonnais puisque je m’amusais et m’étonnais moi-même. » (29)

Le corps de la femme aimée :

« Et ce n’est qu’au matin vers 8 heures après une nuit d’errance qu’elle entra chez moi. Vous savez qu’en se dévêtant, hommes et femmes perdent souvent la grâce dont ils ont fait preuve habillés : la nudité est un vêtement mal coupé où ils flottent avec embarras. Rebecca échappait à cette corruption. Vêtue, elle avait déjà l’air nue tant ses formes saillaient avec une exubérante affirmation, tandis que nue son indécence la protégeait, tel un muscle parfaitement lisse ; elle se contentait d’échanger un artifice pour un autre, jouant de sa peau comme d’une draperie, d’une parure dans laquelle elle s’enroulait. Elle réhabilitait l’ostentation, entretenait grand train autour de ses charmes, rehaussant la couleur du moindre chiffon dont elle s’affublait, et sa prestance m’intimida si longtemps que je fus plusieurs jours sans bien la voir ni la connaître.

Il fallut donc quelque temps avant que nos rapports charnels soient à la hauteur de cette vie tumultueuse et variée que nous connaissions ensemble. Tout de suite j’avais aimé ce corps opulent qui ne culminait pas à la ceinture mais éclatait en merveilles distinctes comme autant de centres d’attraction. De la coiffure aux orteils, elle gardait l’ondulation précise des volumes qui gonflaient ses seins érigés : les deux colonnes de ses jambes s’arrachaient du sol d’un seul jet, ouvrant sur un dos qui n’en finissait pas de se déployer jusqu’à la masse du crâne, fine et menue. Je vénérais surtout son abondance à l’époque de ses mues : alors ses formes enflaient, elle rougissait de cette exubérance ; ses seins se mettaient à vivre de leur vie propre, prenaient un aspect animal, frémissant, se couvraient de veinules qui les bleuissaient comme des vagues. Ils dressaient leurs grandes corolles brunes au milieu de son torse, pareils à des campements de nomades, et cette poitrine majuscule, hyperbolique sur un corps d’adolescente me jetait dans l’extase : deux âges se rejoignaient en elle, j’embrassais une enfant sur la bouche, une femme sur les tétons, la mère et la fille confluaient en une seule personne. Et je la respirais comme un luxueux magasin de soie qui exhalait des parfums riches et capiteux jusqu’à la transpiration qui liquéfiait ses aisselles, humeur âcre et salée dont je raffolais au point de m’endormir souvent dans ce buisson ardent.

Elle possédait d’autres trésors plus intimes mais tout aussi surprenants. Par exemple, si je la regardais d’un œil distrait, je lui trouvais, pardonnez le détail, la fente discrète, timide comme si elle avait voulu en cacher l’impudeur en la dissimulant dans les replis du ventre. Mais dès les premières caresses, ce petit animal s’étirait, écartait le berceau d’herbes où il dormait, redressait la tête, devenait une fleur gourmande, une bouche de bébé glouton qui tétait mon doigt. J’adorais taquiner de ma langue le museau du clitoris, l’exciter puis l’abandonner humide et luisant à son irritation, petit canard barbotant dans une vague de chair rose. J’aimais lisser mes joues contre la lingerie précieuse de son ventre, plonger le nez dans ses bourrelets onctueux, parfois tendus, parfois relâchés comme des focs par le vent, friper du doigt cette immense draperie habitée de frissons et de soupirs. D’autres fois j’aurais voulu m’asseoir, les jambes ballantes au bord de cet orifice et observer minute par minute l’évolution de ce madrépore géant, enregistrer chaque palpitation, chaque respiration de ses pétales inondés d’un nectar irrésistible. » (32-33)

Sur les fesses de Rebecca :

« Dans nos sociétés, la nudité de la femme est la mesure de toutes choses : la récompense et le rêve de chacun de la naissance à la mort. J’ai exalté pour vous la silhouette de Rebecca, loué ses proportions admirables, son ventre chavirant, mais je n’ai rien dit encore de ce qui vraiment m’époustouflait en elle : ses fesses, les plus jolies qu’il m’ait jamais été donné de voir. C’était un bloc dur, un joyau parfaitement clos auprès duquel je plaidais ma cause avec des succès variés, un derrière rond, potelé, fort gras qui jaillissait avec l’entrain d’une bombe sans que cet embonpoint ne gâtât en rien son charme. Je voudrais avoir l’éloquence d’un poète pour rendre ce duplicata de prodiges, cette couette sublime posée sur le milieu du corps, et dessinant une rainure si profonde qu’on aurait pu y glisser une lettre. Je n’avais rien vu d’aussi vivant, d’aussi expressif. Ces deux édredons d’amour m’offraient le contraste énigmatique de leur énormité percée par un minuscule puits de santal : comme si le petit était la substance du grand. L’axe des cuisses, le haut des jambes, la saillie de la croupe constituaient un ensemble surprenant, un pur morceau de lignes dont ma maîtresse était outrageusement fière et qu’elle ne manquait pas une occasion de mettre en valeur, d’afficher, de dénuder même en public pour ne priver personne de ce ravissant spectacle. J’ai de trop belles fesses, disait-elle, pour m’asseoir dessus, elles méritent qu’on les exhibe dans un musée sur le faîte d’une colonne.

Je trouvais dans ces deux sphères une bonhomie souriante qui m’attendrissait. Le moindre froncement de ce ballon fendu m’était sujet d’admiration : en le voyant on ne pouvait que s’extasier, l’embrasser, s’extasier encore, le chatouiller, le manger. Mieux versé dans la science du tricot, j’aurais pour ce renflement prometteur tressé des layettes, des baverolles, des brassières de dentelle, des petits couvre-peau en satin et en soie, je l’aurais emmailloté de rubans et de broderies tel un poupon royal, taillant un patron différent pour chaque hémisphère, réservant un liséré d’or et d’argent pour le sillon du milieu. Aucun de mes baisers ne constituait un hommage suffisant à la blancheur émouvante de cette peau. L’harmonie entre ces fragments et le reste m’étonnait plus que tout : ce corps était une somme de petites splendeurs, et l’on s’émerveillait de retrouver dans l’ensemble l’achèvement de chaque détail. Je méditais en philosophe sur ces deux globes, les yeux perdus dans leurs courbes : combien de millions d’années avait-il fallu à l’espèce avant d’arriver à cette perfection dans le galbe et les proportions ?

Les fesses de ma maîtresse avaient ceci de singulier qu’elles ne fondaient ni ne se déformaient : qu’elle les laisse dans un lit ou sur un siège, elle les retrouvait comme avant, consistantes, drues, friponnes ; deux vraies petites bourgeoises confortables, folâtres et joufflues, malicieuses demoiselles de compagnie, déesses bienveillantes et dodues, sentinelles du sanctuaire, précieux rembourrage, Sésame d’une caverne d’Ali Baba aux quarante odeurs ; douces et tendres garçonnes, hautes gloires, basses abondances répondant à leurs jumelles du devant, belles coques, belles proues, belles conques, carrosseries indéformables l’une à droite, l’autre à gauche sans jamais d’interversion, fruits toujours frais, consommables été comme hiver car la perfection va toujours par deux. Mais surtout il émanait de ce derrière une espèce de bonne humeur, une aménité pour les êtres et les choses qui invitait à des ententes idylliques. C’étaient deux gros angelots en train de rire aux éclats et qui vous moquaient, vous provoquaient : les peuples les plus ennemis se fussent aisément réconciliés sous leurs auspices souriants, car elles rendaient la justice avec autant d’équité que la nature les avait placées de part et d’autre du fossé médian. Et quand le visage se renfrognait, je me tournais vers le fondement, sûr d’y recevoir amitié et réconfort. Si j’avais faim ou soif, souffrais d’un chagrin, d’une douleur, il me suffisait d’évoquer leur chaleur lumineuse, de me blottir dans leur giron pour me sentir rétabli. D’ailleurs je passai un accord secret avec un boulanger de mon quartier pour qu’il me cuise des pains selon le moule en plâtre du postérieur de Rebecca que je lui donnai, et chaque jour nous mangions le popotin de ma mie en croûte, en son, en seigle, en brioche et même le dimanche en croissant. » (34-36)
 

« Cette femme me portait plus haut que je n’en avais jamais eu l’habitude. Je m’attache surtout aux êtres qui n’ont pas besoin de moi et que j’enchaîne soudain par le plus fort des liens. Je suis prêt à tout donner à qui ne demande rien, mais ne veux rien céder à qui attend tout de l’autre. Je m’étais épris de Rebecca parce qu’elle avait accueilli notre liaison comme un surcroît de bonheur dans une existence sereine et non comme la planche de salut d’une solitude désemparée. » (39)

« Cette perspective m’horrifiait : je maudissais le couple qui, bien avant de vous donner la sécurité, resserre la vie autour d’un seul être, et vous rend dépendant de ses moindres caprices. Aimer c’est donner à l’autre de mon propre consentement un pouvoir infini sur moi. Comment avais-je pu contribuer à ma propre servitude ? » (41)

« Ainsi l’irréversible était-il commis : et le « je t’aime » une fois avoué avec son corollaire impératif « aime-moi », il ne s’agit plus de se dédire, il faut éponger la dette jusqu’à épuisement. Nous avions colmaté l’incertitude, nous allions en payer le prix. » (54)

« Les amants devraient se séparer au plus fort de leur passion, se quitter par excès d’harmonie comme d’autres se suicident par excès de bonheur. » (91)

Sur le « vertige expérimental » que rendent possibles les crises du couple :

« Elle me fit promettre de ne plus l’humilier et me jura de ne jamais plus s’emporter de la sorte. Bien sûr, je me savais incapable de garder ma langue de vipère et je me doutais que sa fureur, envers de son amour intransigeant, se rallumerait à la première alerte. Cet état de crise me plaisait ; j’adore pousser les gens à bout, les exaspérer, leur tordre les nerfs jusqu’à m’y brûler. J’y trouve le même vertige expérimental que dans les feux de l’érotisme. La scène est une prolongation de la volupté par d’autres moyens.» (99)

Fardeau de la fidélité à une seule personne :

« La fidélité à une personne est un prix trop cher payé pour n’être pas compensée par une excitation égale : l’être à qui s’adresse une préférence exclusive a la charge écrasante de remplacer tous les hommes, toutes les femmes que sa présence exclut. Tâche impossible : nul n’est divers et multiple comme le monde. Je me mis à haïr la fidélité anxieuse de l’amour passionnel à laquelle j’opposais la fébrilité joyeuse du papillonnage ou simplement l’atonie émotionnelle du célibataire. » (116)

Les scènes de ménage, plus piquantes que l’état normal du couple serein :

« La scène de ménage acquiert une dimension idéale quand elle devient une fin en soi qui précipite l’action, crée toutes sortes de circonstances et de détails qu’il faut attendre longtemps dans une vie sereine. On y atteint un tel degré d’excellence dans l’horreur que tout ce qui a précédé y gagne une saveur de poncif. Comme je concevais l’amour sous la forme d’une surenchère permanente, seules les péripéties renouvelées, les coups de théâtre, les brouilles, les réconciliations pouvaient retenir mon cœur inquiet. » (117) 

Impasse de l’état conjugal :

« Je la voyais trop, beaucoup trop. Si encore nous nous étions séparés, parfois, elle aurait repris loin de moi cette densité fastueuse qu’elle perdait à mon contact. Mais nous ne nous quittions pas. Je haïssais la fade nourriture de nos jours moribonds, l’alternance insupportable du travail et de la corvée amoureuse. Elle me disait mon caractère, mon égoïsme, mes manies, je lui répondais fatalité du couple, échec inévitable de la vie conjugale ; bref, me parlant d’une situation particulière, je la renvoyais à des problèmes métaphysiques, la mettais au pied d’un mur indépassable. Pour l’enfoncer davantage, la pousser à me quitter, je lui représentais sans cesse toute la fausseté de l’état conjugal […] Aujourd’hui, nos amours meurent de satiété avant même d’avoir connu la faim. C’est pourquoi les amants sont si tristes : ils savent qu’ils n’ont d’autre ennemi qu’eux-mêmes, qu’ils sont à la fois la source et le tarissement de leur union. Qui accuser, hélas, sinon « nous deux », et quelle plus grande amertume que de tuer celui qu’on adore par le simple fait d’être ensemble ? » (118-119)

Sur l’extinction du désir :

« Je n’avais plus envie d’elle. Nous n’avions qu’à allonger les bras pour nous prendre dans une étreinte passionnée, nos bras nous semblaient mous, comme rassasiés d’amour. Tout obstacle écarté, le désir devenait fade. Car le désir est fils de la ruse : il veut les voies buissonnières de l’oblique, la ligne droite l’ennuie. Par exemple, nous nous couchions : à ses yeux, à sa démarche, à sa langueur, je voyais bien qu’il me faudrait payer une fois de plus de ma personne ; je bâillais bruyamment, ostensiblement, jamais ne m’avait terrassé une telle envie de dormir ; elle, bien entendu, se blottissait contre moi, agaçait mes organes de ses genoux. La pensée de l’effort à réaliser m’effarait : elle était nue, opulente, belle. Alors pourquoi n’étais-je pas pris d’un grand désir de me fondre en elle ? Elle gisait là avec son ventre qui criait famine, ses organes en panique. Elle me tendait une bouche qui ne guettait que mon consentement pour m’engloutir. Embrasse-moi : je lui accordais un baiser. Encore : je rebaisais son museau. Mieux que ça. Sa langue m’importunait, c’était une vrille qui perforait mon palais, descendait par le bulbe digestif, passait l’entonnoir gastrique, allait réveiller les nerfs du ventre, leur criait : « Debout, debout, vous me devez le devoir d’amour ! » Car le baiser en soi n’était rien à côté de ce qu’il inaugurait : ce quelque chose de niais et de conventionnel qui s’appelle l’accouplement. Par lâcheté, souvent, je cédais. J’écrasais mes lèvres contre les siennes comme on écrase une cigarette dans un cendrier et nous nous mélangions, elle résolue à en tirer le maximum de plaisir, moi à en finir au plus vite. Je fermais les yeux et m’acquittais sans élan de mes devoirs conjugaux. » (123-124)

Installation de l’ennui dans le couple :

« Ainsi, la part de mythologie dont j’avais gratifié Rebecca, son étrangeté qui m’avait terrorisé autant que grisé m’étaient devenues familières à l’excès. Je la prévoyais en tout, elle avait perdu la faculté de me surprendre : les parades, les ruses, les coquetteries dont elle usait et qui m’avaient ensorcelé n’avaient plus cours sur moi. La monnaie du sortilège crevait comme un ballon, révélant le maigre squelette d’un truc. Et puis sa beauté taciturne n’éveillait plus rien en moi : ses mines, ses soupirs, ses bouderies, tout ce qui m’avait tenu en haleine maintenant m’exaspérait […] On pardonne tout à un être, lui disais-je, sa vulgarité, sa bêtise, sauf de s’ennuyer avec lui. En amour, contrairement à l’administration, le principe d’ancienneté est un handicap, l’avancement s’effectue à l’envers. De fait je m’embêtais à périr avec elle. Et l’ennui est un compagnon qu’on ne supporte que dans la solitude : parce qu’on ne veut pas de témoins à ces instants maudits, de peur d’en acquérir une image infamante. Près de Rebecca, les journées me semblaient d’une longueur insupportable : chacune d’elles ramenait les mêmes angoisses, les mêmes moments lourds qui nous accablaient à heures fixes avec une régularité écrasante. Avez-vous remarqué combien l’absence d’événements nous désagrège par son calme autant que les plus violentes catastrophes ? Pour échapper au ménage, je courais les cafés, les cercles, les conférences, je m’inventais des colloques, des rendez-vous, chaque minute arrachée à notre vie commune m’étant une source de délectation. La monotonie des soirées pareilles, des mêmes amis retrouvés aux mêmes tables autour des mêmes propos, égrenant les mêmes projets avortés avec une même absence d’enthousiasme, les mêmes plaisanteries éculées dans les mêmes bouches, tout cela m’écœurait au point de me donner de véritables désirs de fugue animale, adolescente. Je n’en pouvais plus de mener cette vie régulière et vide, si banale, si légère et si lourde en même temps, et je désirais quelque chose de dynamisant, d’agité, de vivant, sans savoir quoi. Ce piétinement de petits faits, ces anecdotes minables envoûtaient Rebecca : elle appelait cela les « péripéties de la vie à deux. » (124-125)

Poltronnerie de l’amour, besoin lâche de sécurité, misère et médiocrité du couple :

« Je reconnaissais bien en elle le symptôme du couple : moins l’on vit, moins l’on a envie de vivre. Les époux sont deux siamois pour qui l’univers, si paisible soit-il, est encore rempli de menaces et de désordres : aussi ne s’autorisent-ils qu’une audace : allumer le poste, enfiler leurs chaussons, passer à table. Pour moi la véritable angoisse résidait moins dans la certitude d’avoir à mourir que dans l’incertitude d’avoir vraiment vécu : je haïssais cette atmosphère de pleutrerie cultivée qui émanait de notre duo, ce n’était plus monsieur et madame, c’était Poltron et Poltronne. Nous l’avait-on assez rabâché que l’amour portait en lui un principe hors la loi, un sens irrépressible du délit ? Je n’y voyais que sagesse, conformisme, courbettes, frousse déguisée du beau nom de sentiments et aux passions légales je ne donnais pas le nom d’amour. Je savais que la devise des petits-bourgeois : « mon verre est petit mais je bois dans mon verre », est celle-là même des amants qui ne restent ensemble qu’à défaut de trouver mieux. Il n’est pas un tendre époux, pas une chaste bien-aimée qui n’abandonnerait sur-le-champ son maigre bouillon monogame si on lui garantissait abondance de partenaires et renouvellement du matériel amoureux. Les rares exceptions à cette règle confirmant le principe général. Vous-même, Didier, vous aimez Béatrice, mais si une autre, plus belle, plus intrigante, se proposait, ne la quitteriez-vous pas sur-le-champ ? Vous protestez ? Alors expliquez-moi votre attirance pour Rebecca… 

Qu’est-ce qu’un couple ? Le renoncement à l’existence en échange de la sécurité, le visage sans attrait de l’amour légitime. Ce huis clos qui banalise les êtres les moins doués pour la banalité alourdît les plus mercuriels. Je voyais autour de moi les individus s’abîmer dans la médiocrité, vieillir en se résignant, abandonner un à un les élans de leur jeunesse pour les marais du fonctionnariat conjugal. Je voyais des hommes audacieux, des femmes libres que la vie à deux avait démobilisés, affadis, dont la cohabitation avait émoussé l’acuité. Je haïssais le mimétisme des concubins, leur docilité à adopter les défauts du conjoint, leur complicité gluante et jusqu’à leur trahison qui les unit encore. Il n’était pas un seul de mes amis qui échappât à cette mièvrerie, qui ne fût l’exemple grimaçant de ma condition.

Je ne pouvais échapper à la certitude que la vraie vie est ailleurs, loin des misérables expédients du ménage et des vertueuses niaiseries de l’amour fou (qui est en fait le summum de la tiédeur puisqu’il vise à nous rendre supportable à perpétuité la compagnie de la même personne). Penser qu’il me faudrait traîner cette flasque liaison dans les ténèbres sans fin d’une existence gâchée me hérissait.» (124-127)

« La vraie beauté est une jouissance du nombre » :

« Je ne te vois ni belle ni laide mais toujours la même, et cette constance m’afflige. Toutes les femmes de la terre seraient même des mochetés, comme tu le souhaites, que je les courtiserais par simple plaisir de changer, de goûter à d’autres peaux. La vraie beauté est une jouissance du nombre, elle réside dans la diversité des carnations, la multitude des visages ; les plus belles femmes sont celles qu’on ne connaît pas encore. J’aurais donné mes deux années de vie commune pour un seul de ces instants suffocants où une étrangère qui vous dédaignait jusqu’alors et que vous fixiez depuis de longs moments se met à vous regarder, engage avec vous le duel voluptueux des prunelles. Puis quand cette ravageuse vous sourit, il sort de cette bouche, soudain ravissante, une ineffable parole, quelque chose d’invraisemblablement suave, de doux à faire sangloter : l’appel du romanesque même. » (127-128)

Apologie des rencontres nouvelles :

« La plupart des hommes voient passer des femmes qu’ils désirent, n’auront jamais, et s’y résignent ; moi, je ne me consolais pas de ces passantes fugaces, chacune d’elles m’était une blessure qui n’en finissait pas de saigner : j’avais mal aux occasions perdues comme l’amputé à son bras manquant. J’allais par les boulevards, les boîtes et les cafés avec une avidité hagarde, une gourmandise d’enfant pour tous les corps dont je humais la chair palpitante comme un animal sent la proximité de l’eau ou de la proie. Je me sentais affamé, pareil à un bagnard qui n’aurait pas goûté à l’amour depuis vingt ans. Pour moi, Rebecca n’avait plus ni formes ni charmes, elle était hors de l’humanité sexuée, mannequin d’avant la division de l’être humain en masculin et féminin.

Mes amis me reprochaient souvent de sortir indistinctement avec des femmes disgracieuses ou contrefaites. Certaines l’étaient en effet. Non que je sois moins sélectif, moins attiré par la joliesse que d’autres. Mais j’étais si flatté qu’une personne du sexe puisse s’intéresser à moi que le pire laideron, pourvu qu’il me regardât, acquérait alors la grâce d’une reine ; et surtout, je l’ai dit, en chacune je saluais l’irruption du hasard, sacrée par cela même qu’elle était nouvelle. Je ne vénère que les rencontres, ces épiphanies de la vie profane, qui transfigurent l’existence en la déchirant. » (128)

Caractère suspect de l’amour qu’un être vous porte :

« Quelque bien qu’on dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau et il faut toujours d’autres confirmations, d’autres certitudes elles-mêmes vacillantes. Être le premier dans le cœur d’un homme ou d’une femme est une privauté dérisoire. Suis-je le roi parce que je suis ton roi ? Il y a donc maldonne : l’affection qu’un être vous porte rend perplexe à double titre : on s’étonne d’abord que tous ne vous aiment pas avec la même ardeur ; puis on en vient à soupçonner la femme qui vous adore de quelque faiblesse. Si elle m’aime c’est qu’elle est perdue : qui pourrait apprécier un individu aussi démuni que moi sinon quelqu’un de plus égaré trouvant son compte à s’accrocher à l’épave que je suis ? De fait, la tendresse de Rebecca, loin de la revaloriser à mes yeux, me poussait à rechercher l’estime de nouvelles femmes à l’infini. » (132)

Cycle de la dispute et de la réconciliation :

« Le rythme des querelles s’intensifia jusqu’à devenir notre pain quotidien : nous pouvions compter les heures dans une semaine où nous ne nous étions pas disputés. Mon appartement résonnait des échos incessants de nos empoignades. Les journées entières se passaient au milieu de crises déchirantes, tout nous devenait effroi et souffrance, et je craignais par-dessus tout les week-ends qui nous laissaient quarante-huit heures d’affilée en vis-à-vis. Chaque dispute était suivie de longues bouderies conclues par des rabibochages aussi bâclés que fragiles. La réconciliation : telle est l’obscénité de la scène de ménage ! Qu’après tant d’invectives, de horions, de malédictions, les conjoints se retrouvent frais, dispos, comme si rien ne s’était passé, voilà l’ordure, l’abject trou de mémoire. Bientôt, même ces raccommodements m’exaspérèrent : j’étais las de ce scénario réglé comme un ballet d’horloge, de toute cette quincaillerie coléreuse, plus codée que l’étiquette du roi à la cour. Ces excès de violence auraient dû constituer l’exutoire à une tension trop forte. Mais l’exutoire devint la passion elle-même, la scène notre régime normal et l’excès notre mode affectif. » (135)

Sur le donjuanisme :

« Don Juan aspire au don d’ubiquité : il veut être l’amant passionné d’une seule et le papillon volage de toutes, il veut brûler pour la laide et brûler pour la belle, il aspire à embrasser dans une seule existence la totalité des destinées possibles. C’est pourquoi il est un héros de l’impatience, pas un militant du plaisir. Tu as des rêves de grisette. Tu aspires au bonheur d’un foyer stable, je n’apprécie que de faire nombre avec mes partenaires. Tu souffres de mon libertinage, je souffre des tyrannies de ta sentimentalité. Au lieu de nous accabler, reconnaissons nos penchants divergents et, de cette diversité, tirons les conséquences logiques. » (136)

Refus du couple ; apologie de la liberté et de la figure de « l’araignée célibataire » : 

« Je me refusais à acquérir une mémoire amoureuse et n’existais que par le regard mobile et versatile des autres. Je ne voulais plus qu’un être et un seul embrasse l’ensemble de ma vie, je n’aurais pas ce confident unique et singulier qui témoignerait, pour la postérité, de ce que je fus. Ne pas vivre en couple, c’est renoncer à sa propre légende, c’est perdre l’unité d’une histoire pour acquérir le débraillé d’une rumeur. Cette recherche de la constance en amour, semblable à la recherche d’un Dieu unique en religion, j’en avais trop souffert pour en accepter encore les séductions. Je préférais vivre dispersé, sans laisser de traces derrière moi, parce que l’engagement amoureux me plongeait dans une mémoire qui ressemblait à de l’amnésie, donnait à mon destin une cohérence que j’assimilais à de l’égarement. Les êtres de la fidélité sont d’abord les êtres de la tiédeur, ce qui les rend inacceptables à mes yeux. Je n’étais plus qu’un nom propre croisant d’autres noms propres qu’il annulait presque aussitôt par de nouveaux. Et je savourais ce désancrage, contrepartie du plus beau des dons : la liberté.

Araignée célibataire, tissant mille fils entrecroisés, je me savais la capacité de créer partout de petites sociétés mouvantes, versatiles, alors que le couple me plongeait dans une solitude irrémédiable et pour ainsi dire métaphysique : plus seul à deux que solitaire. En état de disponibilité absolue face à la vie, je bivouaquais de place en place : chaque inconnue rencontrée me donnait le sentiment d’être un inconnu pour moi-même. J’atteignis un degré d’excellence si aiguë que tout ce que j’avais ressenti avant prit une saveur de médiocrité. Pour moi, tous les lieux étaient chargés de la même poésie, une usine valait une plage, un panorama romantique la venelle la plus infecte, pourvu qu’une femme convoitée s’y trouvât. Les beautés du monde me laissaient froid si une présence féminine ne venait les animer, je ne connaissais que les paysages de mon désir, des paysages humains. » (155)

 

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