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Georges Picard – Tout m’énerve

15 Avril 2024 , Rédigé par Christian Adam


« Bien qu’il ne soit pas dans mon intention de faire des confidences, je dérogerais à mon programme si je n’abordais pas un point assez délicat qui me pousse à me fâcher contre moi-même. Comme une bonne partie des êtres humains sans doute, je trouve que mon aspect physique “trahit” mon visage intérieur. Ma figure est ridiculement ronde, enfantine ;  ma démarche, un peu bizarre. J’ai généralement du déplaisir à me regarder dans une glace ou à me voir en photo. Mon aspect est à peine sauvé par une jovialité qui me rend “sympathique”, consolation paradoxale pour quelqu’un qui cultive l’énervement comme une discipline mentale. Je ne souhaiterais pas avoir l’air revêche, mais il ne me serait pas désagréable que se dégage de moi une impression de virilité narquoise plus conforme à mon idéal que l’immaturité enjouée dont on me crédite.

Ne pouvant m’énerver contre mes parents, eux-mêmes maillons d’une chaîne héréditaire se perdant dans la nuit des temps, c’est contre moi que se retournent mes moqueries, je veux dire contre ce moi génétiquement imposé, ce moi que j’habite en locataire forcé, ce moi qui représente ma fatalité la plus intime et symbolise, avec quelle puissance !, la pression la plus constante et la plus tyrannique de la nécessité. Il est possible que, tout comme la laideur, ce genre de contresens corporel favorise une rétraction de l’esprit vers une profondeur interdite aux personnes dotées d’un physique avantageux. La beauté est une grâce qui peut se suffire. La laideur est un destin qui demande compensation. Elle est revendicatrice, contestataire, immédiatement dans une relation conflictuelle avec les lois de la nature. Quand la beauté savoure le réel, la physique le questionne. Elle veut comprendre, savoir pourquoi. Il lui faut une réponse qu’elle ne peut obtenir, mais qu’elle ne se lassera jamais d’exiger, crachant sa question comme une injure à la figure de Dieu.

Une incarnation de cette figure, j’en vois une tous les matins dans la glace en me rasant. Même l’habitude n’atténue pas complètement la réaction revendicative que mon image me suggère. La raison, à peine. Bien que je sois presque aussi chauve que Socrate, il ne me vient pas à l’idée de me comparer à un Silène renfermant une statue divine. Rien ne me console de porter mon physique comme un vêtement d’emprunt à vie. Du reste, je suis plutôt banal que laid, mais l’esthétique n’est pas mon propos. J’'ai tout simplement un visage et un corps qui ne me conviennent pas. Je les crois en disharmonie avec ce que je suis ou crois être quand aucun miroir ne se mêle de me contredire. Tout cela appartient au domaine du sentiment vécu, bien sûr. 

L’apparence et l’être, l’extérieur et l’intérieur, ne se distinguent que de façon formelle. Chacun est à la fois ce qu’il est pour lui-même et ce qu’il est aux yeux d’autrui. Le corps et l’esprit ne sont dissociés que dans les dissertations philosophiques ou dans les livres périmés. Oui, oui, je sais cela, je le sais ! C’est même pourquoi je m’énerve si fort contre mon incapacité à assumer toute ma personne. Les disgracieux qui se supportent ont bien de la sagesse. Ils ont intégré l’idée que le réel biologique est incontestable par nature. Se révolter contre lui, quelle absurdité ! Voilà pourtant où j’en suis, moi qui me suis cru parfois philosophe ! Je note en passant que beaucoup de personnes semblent encalminées au même point. Peu l’avouent. Parler de son corps n’est permis qu’à ceux qui s’en satisfont ou s’en glorifient. À la rigueur, ironiser sur soi, tel Stendhal comparant sa tête et ses mains à celles d’un garçon boucher. Consolation classique : disqualifier la beauté au profit du charme ou de l’intelligence. Je suis le premier à le faire, et plutôt volontiers, à l’avantage d’autrui. Mais personne ne parviendra à me convaincre que mes qualités humaines, par exemple, compensent triomphalement mes défauts physiques, ne serait-ce que parce que je suis sûr de ceux-ci et incrédule à propos de celles-là. Il est probable que je mourrai sans m’être purgé de l’énervement de m’énerver pour une revendication aussi désespérée.»

(Georges Picard, Tout m’énerve, pp.164-167)


 

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