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Philippe Muray - Moderne contre Moderne (“Exorcismes spirituels IV”)

16 Décembre 2013 , Rédigé par Christian Adam

Philippe Muray - Moderne contre Moderne (“Exorcismes spirituels IV”)

Ce que devrait être le rôle du pamphlet selon Muray :

« Que l’on se divertisse à transformer sa catastrophe présente en comédie, que l’on s’amuse par divers moyens esthétiques à démolir l’infernal sérieux de son nouveau contrat social pour en faire du théâtre de boulevard, que l’on transforme ceux qu’elle chérit en personnages de farce et tout ce qu’elle croit vivant en musée drolatique, et que l’on se mettre à utiliser le vaste racontar de l’actualité comme Borges usait du texte sans fin de la littérature universelle, non pour en tirer une œuvre de circonstance et ainsi l’y enchaîner, mais dans le but de faire encore plus délirer ces circonstances qu’elles ne le font toutes seules, voilà ce que notre époque ne peut admettre. » (11)

Le cauchemar de la modernité :

« C’est le cauchemar de la vie comme elle va, cet empire toujours plus onirique de l’innovation obligatoire. C’est l’ennui des changements précipités, de la croissance qui s’accroît et des avancées qui avancent au milieu du champ de de ruines du principe de réalité. C’est l’espièglerie, la créativité sans entraves, la liberté d'expression et toutes les autres valeurs pétulantes de notre modernité inepte portées en triomphe vers l’avenir glorieux sur le char de la violence marchande qui déloge le passé de partout sauf quand il s’agit de le jeter en vrac, avec les arts prétendument “vivants”, dans les réacteurs nucléaires de la tuante “culture”. » (72)

« Si le réel est passé au-delà de ses fins, si la réalité est « intégrale » comme dit aujourd'hui Baudrillard, si son principe est mort, alors on va assister de plus en plus à ce genre de pitreries plus ou moins atroces, à ces caricatures de parodies, à ces renchérissements sur la démence ambiante où plus personne ne s’y retrouvera, sauf comme d’habitude les moralistes, les consultants en expertise de la sociologie, de la philosophie, du CNRS, qui ne sont jamais à court d’« analyses » destinées à camoufler, sous des vestiges de « sens », l’état réellement hallucinatoire de la réalité. » (78)

Génie de Baudrillard :

« Baudrillard, c’est la pensée la plus réjouissante, la plus vivante et la moins nihiliste que je connaisse. Quand survient tel ou tel de ces événements difformes que notre temps a le génie de propulser à jet continu sur le devant de la scène, comme autant de phénomènes de foire, je me surprends à me demander ce que Baudrillard en pense et à souhaiter qu’il en écrive quelque chose au plus vite. Je ne me demande cela, et je ne souhaite cela (bien au contraire !), de personne d'autre. [..] Mais enfin la pensée de Baudrillard, pour parler simplement, est sans nul doute la plus libre, et peut-être la seule vraiment libre, que l’on puisse trouver actuellement en France. Il est d’ailleurs bien normal que, pour cette raison, elle suscite à intervalles réguliers des prurits d’hostilité ou d’indignation de la part de tous les calotins de la modernité, dans la mesure où il a le génie, chaque fois qu’il le faut, et d’une manière d’autant plus délectable et surprenante si l’on songe à l’espèce de quiétisme philosophique et stylistique qui est le sien, de mettre les pieds dans le plat, dans tous les plats sacrés.. [..] Baudrillard, c’est d’abord une pensée exceptionnelle en ce sens qu’elle vit à la même époque que l’époque, ce qui lui permet de la précéder sans cesse, d’extrémiser ce dont elle parle, de pousser toutes choses vers leur dénouement, en tout cas de les encourager dans les possibilités qu’elles recèlent, même les pires, surtout les pires. Si l’univers est liquidé, allons plus loin que ses liquidateurs et voyons ce que ça donne. Quel est le genre d’événements qui peuvent advenir après la fin des événements ? Quels sont les désordres qui peuvent survenir pendant la mise en ordre totale ? Par quelle porte revient la négativité quand on l’a chassée par la fenêtre ? Il me semble que c’est ce genre de questions qu’il se pose, et vous imaginez bien qu’elles trouvent en moi un certain écho... » (78,79,80)

« Il faudrait pouvoir foutre tout cela en l’air, une bonne fois, il faudrait jeter tout cela par la fenêtre, virer la modernité, la balancer avec l’eau du bain de pieds progressiste sans cesse alimenté et réalimenté par les discours doucereux ou impérieux de tous les gardiens de l’escroquerie libératrice, et mettre au chômage les histrions-confiseurs qui passent criminellement leur temps à noyer sous des sucreries le fait, irréfutable mais invérifiable, que « l’homme est né non libre » et que « le monde est né non vrai, non objectif, non rationnel comme le dit énergiquement Baudrillard. » [..] On veut guérir l’homme de l’homme, c’est-à-dire le tuer. On désigne par des tas de noms des tas de maladies qu’il est urgent d’éradiquer comme la misogynie, le racisme, l’homophobie, le sexisme, la xénophobie, etc. ; » (83-84)

Aberration d’un monde débarrassé de toute négativité :

« Rien n’est plus cruel qu’un monde sans Mal. Rien n’est plus irrespirable qu’une société où les seules forces cohérentes poussent à la désaliénation. En ce sens, le monde post-historique et hyperfestif, pour employer ma propre terminologie, est véritablement révolutionnaire puisqu’il travaille à effacer toutes les spécialisations et à réunir les individus dans une sorte de sphère d’empathie monstrueuse et totale. Que ces individus, dans le même temps, soient aussi de plus en plus des marchandises n’a rien de contradictoire avec ce qui précède puisque, de cette façon aussi, s’accélère leur interchangeabilité. Je sais bien que les belles âmes voient une différence fondamentale entre la marchandisation des êtres humains et leur désaliénation, mais c’est parce qu’elles n’ont pas encore assez réfléchi, ni compris que quelqu’un ne se désaliène pas sans s’indifférencier, sans devenir interchangeable, c’est-à-dire sans perdre toute capacité de séduction, tout éclat, sans cesser de resplendir de la lumière noire d’avant les grands mouvements de libération. Qui pourrait désirer quelqu’un qui a perdu son ombre mais qui a gagné des tas de sosies ? Rien n’est moins érotique que la sexualité exhibée en gros plan. [..] Rien n’est pire qu'un monde entièrement positif, achevé, même plus rongé par du négatif, un monde entièrement férié, purifié de l'ouvré. » (86)

Sur les nouveaux actionnaires :

« Bien entendu, ces oligarques ne s’intitulent jamais eux-mêmes nouveaux actionnaires. Ils s’attribuent des noms plus magnifiques : ils sont progressistes, vigilants, européens, partisans de la société ouverte et uniques défenseurs de la démocratie. On se demande ce que, sans eux, le Nouveau Monde deviendrait. D’autant qu’ils ont aussi le monopole de sa critique, en plus de s’en voir attribuer les dividendes. C’est d’ailleurs par cette particularité inédite qu’on peut à bon droit qualifier de nouveaux ces actionnaires. Veut-on de l’iconoclaste, du sulfurant, du transgressant ? Du ténébreux, du veuf, du révolté ? De la démolition sans appel et du diagnostic non conformiste ? Ils ont tout cela en magasin. Pourquoi chercher ailleurs ? » (97)

Sur la pseudo-éthique de la porno :

« La porno c’est éthique, en somme. [..] Imagine-t-on des fellations citoyennes ? Desbangs anti-discrimination ? Des triples pénétrations respectueuses de l’environnement ? Des clubs échangistes mobilisés contre la sous-représentation des minorités ethniques dans les stratégies publicitaires ? Et les éjacs faciales ? Est-ce qu’on va les voir lutter pour la parité ou contre les maladies orphelines ? » (103)

Sur la nullité du genre pornographique :

« Mais d’où vient, au fait, cette folle dévotion du haut clergé éclairé pour ce qui n’est après tout, et depuis longtemps, qu’une industrie de bêtise et d’ennui qui ne se souvient même plus d’avoir jamais eu partie liée avec l’idée du plaisir ou de la volupté, donc avec la moindre réalité ? D’où vient cette idolâtrie envers tant de défilés toujours similaires de membres d’âne, de seins au silicone et de pubis à zéro ? De corps morcelés, d’intrigues absentes, de coups de théâtre résumés à des douches de sperme, de performances sportives répétitives sous des musiques d’ambiance de quinzaine commerciale et dans des éclairages étouffants de bloc chirurgical ? Ce n’est pas que j’aie quoi que ce soit contre le genre pornographique [..] Je me demande seulement ce qu’on peut bien trouver à défendre d’héroïque dans ce fatras de misère routinière et dans ces pantalonnades sans pantalons qui ne cherchent même pas à être séduisantes, tentatrices, excitantes ni ensorcelantes, mais qui s’imposent apparemment comme norme morne en même temps que comme rébellion désolée, comme académisme autant que comme dérangeance. » (104)

Sur l’abruti « vacancier » :

« Comme toutes les sociétés, celle des vacances, cette paix des grands cimetières sous le soleil, a façonné son homme, qui ne s’étonne plus le moins du monde d’être un abruti en bermuda en proie à un long bâillement déambulatoire à travers des pays refaits à son image et dont toute négativité a été effacée [..] Cet homme, Nietzsche l’appelle le « dernier ». Il tombe en loisirs comme on retombe en enfance. S’il n’a le droit de rien rater, c'est qu’il ne peut plus rien réussir d’autre que sa propre vacuité. » (125-126)

Seul le rire donne de l’espoir :

« L’espoir, le seul, c’est le rire, celui qui giflera toujours les aligneurs et les actionnaires et les empêchera de triompher complètement [..] L’ironie sanglante et sensible est le seul travail dont on puisse attendre quelque espérance. Parce qu’elle est sanglante. Parce qu’elle est sensible. » (265)

Se réapproprier la cité :

« Leurs marches exploratoires n’ont pas seulement pour objet de repérer les chaussées défoncées, l’éclairage ou la signalétique qui laissent à désirer, mais aussi et surtout de traquer les ultimes traces de l’ancienne vie urbaine furtive, honteuse, faite de bizarreries disparates, innommées et improvisées, qui auraient pu survivre aux rénovations successives. En bref, ils se réapproprient la cité. C’est un travail, c’est une occupation. C’est aussi un ordre. Depuis que la cause est entendue, que les villes sont détruites corps et âme, et qu’il n’y a pas à revenir là-dessus, on presse en effet ceux qui les habitent de se les approprier. [..] C’est qu’il y avait des vivants. Il n’en y a plus. Du moins peut-on constater qu’aucune humanité viable ne remplace la précédente. Mais la relève est tout de même solidement assurée [..] L’histoire moderne de la destruction des villes est d’ailleurs avant tout celle de l’expropriation de l’imprévu. Celui-ci liquidé, on peut se réapproprier le reste, c’est-à-dire rien : le monde sans ombres et sans odeurs, la cité sans Mal donc aussi sans bien, la ville dont le diable a été si efficacement chassé qu’on n’a plus aucune chance non plus d’y jamais croiser Dieu. » (149, 151)

« Plus la ville disparaît de manière irrémédiable, et plus elle se couvre de petits théâtres de consolation où l’on peut faire tout ce que l’on n’avait encore jamais fait : disposer son transat en bordure d’atoll, pique-niquer sur un trottoir comme si c’était de l’herbe, skier sur le parvis de la Défense, bronzer sur des rives inexistantes sous des soleils conceptuels, aller là-bas vivre ensemble au pays qui te ressemble, etc. ; sans quitter notre ordinateur, nos parts de marché, nos maladies de science-fiction et notre stock d’anxiolytiques. » (161)

Que la véritable pensée se passe de débats :

« Une nouvelle pensée, une pensée magistrale du monde ne peut pas être discutée, pesée tranquillement, soupesée entre gens de bonne compagnie, amendée, corrigée, nuancée, tripotée, faisandée de pour et de contre jusqu’à ce qu’elle ressemble à une motion de compromis dans une assemblée syndicale ou à la misérable synthèse terminale d’un congrès de parti socialiste. Toute proposition originale est menacée, dans le débat, par ce qui peut lui arriver de pire : un protocole d’accord. Une nouvelle pensée du monde peut et doit être assénée comme un dissentiment irrémédiable, comme une incompatibilité d’humeur. Il ne faut pas argumenter, il faut trancher dans le vif. » (163-164)

Les idéaux de la gauche réalisée :

« L’humanité contemporaine a rattrapé depuis longtemps l’avance qu’avaient sur elle les hommes de gauche. Ceux-ci ne sont plus que l’arrière-garde, ou la queue de comète, d’une société déchaînée, en chaos perpétuel, révolutionnaire chez elle et dans la rue, ivre d’idylle sans entraves, de communication, de métissage, de créativité spontanéiste, de contre-culture connectée, de nouvelles libérations par de nouveaux droits, et qui a cessé d’exiger l’impossible pour le réaliser jour après jour. Tout ce qui relevait des idéaux de gauche, notamment les fantasmes de « contre-société », triomphe à l’air libre, en temps réel, n’importe comment et n’importe où, dans les débordements les plus officiels comme dans les excès les plus condamnés, chez l’enragé des prides comme chez le djihadiste fou. Le monde change de base tous les matins. C’est la lutte finale sans fin près de chez soi. La radicalisation est devenue routine. La traversée des limites est à la portée des caniches. Les convulsions permanentes de la vie quotidienne battent sans cesse d’une tête qui n’est pas courte les ambitions de ceux qui prétendraient encore l’améliorer ou la libérer. » (167)

Qu’il est faux de tenir les individus pour « aliénés » :

« Nous vivons encore dans l’illusion consolatrice d’une aliénation agissant de l’extérieur sur les individus et dont il conviendrait de les libérer, mais c’est exactement l’inverse qui se passe : la désaliénation est à son comble. La transformation de la nature humaine, la « fabrique de l'homme nouveau », s’opère de l’intérieur des individus, elle ne leur est pas imposée. » (168)

Cécité de l’homme de gauche :

« Coincé entre l’impératif de ne pas apparaître pessimiste ou catastrophiste et celui de sembler tout de même subversif, il ne lui reste plus, d’un côté, qu’à raconter qu’une vie nouvelle commence, sourd de toutes parts, pousse, se multiplie, qu’elle est passionnante, jeune, généreuse, brouillonne, et qu’il ne faut pas en désespérer (et alors il n’a qu’un seul moyen pour ne pas en désespérer : ne pas la voir), et, de l’autre côté, mettre en accusation tout ce qui aliène encore cette merveilleuse vie nouvelle, notamment les « féodalités économiques et technocratiques » qui interdisent encore que le peuple ait vraiment le pouvoir et la parole. Ainsi, par un double mouvement d’approbation-récrimination, l’homme de gauche s’offre-t-il le luxe d’être aussi doublement à côté de la plaque puisqu’il donne sa bénédiction aux nouvelles conditions d’existence au lieu de s’en étonner et de les décrire, et qu’il démontre son extraordinaire cécité en ne se doutant même pas que ces nouvelles conditions d’existence idylliques, parce qu’elles ont absorbé toute l’énergie négative de l’ancien monde, ont aussi aboli son propre outil de travail et mis par là même son fonds de commerce en faillite. Il ne sait alors plus sur quel pied penser. Et encore moins écrire.» (169)

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