Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Pascal Bruckner - Les Voleurs de beauté

8 Avril 2019 , Rédigé par Christian Adam

 

« De grands sapins fantomatiques nous encadraient, tel un cordon de soldats aux manches poudrées. Je déteste ces arbres grégaires qui ne savent aller qu’en bande comme les loups.» (14)

« J’essayais de m’orienter en suivant la ligne noire des résineux qui longeaient la route. Ils me faisaient une haie d’honneur, ils évoquaient des grooms portant des paquets en silence : recueillir la neige était leur métier.» (15)

« Paris émergeait des ténèbres, une aube malade se levait, tirée par quelque machiniste fatigué qui allait une fois encore essayer de dresser au-dessus des toits un décor d’été.» (69)

« Hanté depuis toujours par la désintégration, je suis né vieux, épuisé comme si j’appartenais à une race finie. J’ai 38 ans aujourd’hui, j’en parais 50. J’abrite en moi un cadavre qui me ronge et grandit à mes dépens. J’aurais aimé, dès l’adolescence, acheter des tranches de temps à un marchand pour freiner l’usure. Le gris s’est déposé sur ma face au berceau et ne m’a pas quitté depuis.» (37)

« Je n’avais qu’une passion, les livres, mes seuls alliés dans ma lutte contre le temps. Je préfère les livres aux humains : ils sont déjà écrits, on les ouvre, on les ferme à volonté. Un être humain, on ne sait jamais comment le prendre, on ne peut le ranger ou le déranger à loisir.» (37)

« Le miracle de l’amour, c’est de resserrer le monde autour d’un être qui vous enchante, l’horreur de l’amour, c’est de resserrer le monde autour d’un être qui vous enchaîne. » (81)

« Dans la salle de bains, je m’examinai dans un de ces miroirs grossissants qui font les pores de la peau à la taille d’un cratère et les poils de barbe longs comme des javelots. L’ampleur des dégâts était manifeste. J’étais jaune, avarié ; des cercles de peau s’amollissaient, une crevasse courait sur mon menton comme si le temps en personne m’avait lacéré  d’une minuscule badine. Et la ride au coin de l’œil gauche était toujours là. Dire que je revenais de vacances ! Je basculais sur l’autre rive. L’âme me submergeait comme une insistante marée, me dépeçait millimètre par millimètre. J’aurais tellement voulu être assez lisse et poli pour que ce soient les miroirs qui se regardent en moi. Je me palpais pour me définir et endiguer la fuite de mes traits qui coulaient de partout. Je contemplai ébahi les progrès de la dégradation. J’avais 37 ans, j’étais fini. » (99)

« Un détail m’étonna dans son visage : la peau de ses paupières, abondante, s’accumulait au bord des cils, tel un store roulé en haut d’une fenêtre. On se demandait si elle les descendait le soir pour dormir. » (106)

« J’ai beau me surveiller, pratiquer tous les sports, passer de temps à autre entre les mains des chirurgiens, mon éclat s’effiloche et je suis entrée dans la catégorie des “beaux restes”. Je vois chaque printemps arriver sur le pavé de nos villes des escouades de jeunes filles qui me repoussent dans l’ombre. Elles exhibent des plastiques à se damner, qui sèment défaite et désespoir parmi leurs aînées. Leurs jambes me narguent, leurs poitrines me donnent envie de cacher la mienne. Elles me regardent avec commisération comme si j’avais déjà franchi une ligne invisible. À vingt ans la beauté est une évidence, à trente-cinq une récompense, à cinquante un miracle. Ces hommages muets, ces chuchotements que soulève sur son passage une jolie femme, je ne les suscite presque plus. Au lieu de lutter en vain, je préfère abdiquer. Quand on lit sa disparition inscrite dans le regard des autres, il est temps de tirer sa révérence.» (133-134)

« La beauté n’est pas une promesse de bonheur, mais une certitude de désastre. Les êtres beaux, hommes ou femmes, sont des dieux descendus parmi nous et qui nous narguent de leur perfection. Là où ils passent, ils sèment la division, le malheur et renvoient chacun à sa médiocrité. […] La beauté humaine est l’injustice par excellence. Par leur seul aspect, certains êtres nous dévaluent, nous rayent du monde du vivant : pourquoi eux et pas nous ? Tout le monde peut devenir riche un jour ; la grâce, si on ne l’a pas de naissance, ne s’attrape jamais. […] Les beaux nous offensent, nous doivent réparation pour l’outrage commis. » (134-135)

« Une veine lui battait sur le bombé du front comme si une bête tapie dans les replis de son cerveau tentait de s’en affranchir. » (143)

« Savez-vous ce qui enlaidit nos captives ? Que personne ne les voie. Or la beauté n’existe qu’admirée, elle est toute d’ostentation. Cessez de braquer vos yeux sur elle, elle dépérit.  Ces créatures divines, follement imbues d’elles-mêmes, pour qui chaque jour doit être un plébiscite, nous tranchons d’un seul coup la source de leur vitalité, nous coupons tout ce réseau d’œillades et d’hommages qui les alimentaient. […] Nous les soumettons à l’opprobre suprême : l’invisibilité. » (144)

« Ses poches sous les yeux lui faisaient ces agrégats boursouflés que produisent les bougies en coulant. » (152)

« Le couple est la capitalisation des griefs que chacun fait payer à l’autre avec intérêts. » (170)

« Les toits grimpés les uns sur les autres étaient des coques de bateaux renversés, luisantes, échouées à marée basse sur une grève. » (174)

« Certaines femmes sont attirées par les êtres déséquilibrés. Elles aiment non pas l’autre mais l’égarement  qu’il représente et trouvent leur satisfaction à jongler au-dessus du précipice.» (175)

« Les touristes convergeaient déjà en bataillons disciplinés devant la cathédrale, mitraillaient la façade avec une docilité unanime. En short ou bermuda, ils attaquaient les lieux saints avec détermination, le doigt sur la gâchette de leur caméra, prêts à prendre Dieu en flagrant délit. Le touriste ne croit aux choses qu’après les avoir transformées en clichés. » (175)

« Celui qui est méconnu des femmes les observe et les comprend avec une acuité que n’a pas le fat séducteur. Tout était blessure à Raymond : l’arôme d’une bouche, le parfum d’une aisselle, un rire un peu incisif, le renflement d’une épaule, le bombé d’un ventre.» (204) 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article